• 5 - Le beau visage de la disgrâce

    Lorsqu'un jour j'ai vu passer cette ombre, touchante de modestie, de grâce voilée, mon coeur blasé s'est ému. C'était une infante créature à la vitalité déchue, un papillon aux ailes brisées (elle était invalide, claudicante, et c'était en Turquie en 93).<o:p></o:p>

    J'ignorerai pour toujours le nom de cette fleur blessée, si pâle, dont la détresse apportait à ses membres frêles, à son regard, à ses traits inquiets une grâce bouleversante. Ainsi cette vision confirmait ma sensibilité pour les vierges exclues, ces femmes flétries par la vie, jeunes et déjà fanées. Les demoiselles vulnérables sont plus dignes que leurs soeurs satisfaites d'être la cause d'une esthétique émotion, l'objet des émois les plus recherchés. Elles sont attentives aux tendresses, aux délicatesses que recèlent les choses les plus ordinaires. L'amour en elles prend des allures magistrales, parce qu'il est porté à des hauteurs inédites.<o:p></o:p>

    Les amants les plus doués mériteraient ces coeurs laissés dans l'ombre : ce sont des trésors qui gisent dans des coffres ternes. Mais les amants les plus doués -qui choisissent toujours les plus flatteuses conquêtes- s'ennuient bien vite dans les bras de leurs quiètes grâces. <o:p></o:p>

    Je sais que le coeur n'a point d'éloquence quand il s'agit de défendre des causes entendues, trop évidentes. Rien de superbe, en effet, dans les amours convenues, millénaires, universelles de deux êtres symétriques. Nul panache entre Roméo et Juliette. Le sublime ne vient qu'avec Cyrano.<o:p></o:p>

    Comme les plus beaux chants, selon Musset, sont les plus désespérés, les plus émouvants visages de femmes ne sont-ils pas ceux que la beauté a dédaignés ?<o:p></o:p>

    La joliesse qui a refusé de s'incarner chez une jeune fille donne plus de prix à son coeur avivé, sensibilisé, aiguisé par la détresse. Il est certes aisé de conquérir ces coeurs en ruine, mais comme il est délicat d'affiner sa sensibilité à la mesure de leur affliction ! Conquérir n'est rien. Cultiver est un art bien difficile. La conquête est peu de chose. Ce qui compte, c'est la moisson. Et celui qui de la terre ne voit que la surface, dédaignant ses sillons profonds, ne fera rien surgir de champs conquis si facilement. Je veux aimer dès aujourd'hui à ma façon : avec envergure, noblesse, courage, déraison, profondeur et science. Avec tout l'art de mon coeur éclairé. <o:p></o:p>

    Je veux arracher toutes ces filles meurtries à leur sort infâme pour leur ouvrir l'âme à ma réalité amoureuse, qui est poétique et cruelle, sereine et féroce, subtile et grotesque. Je désire non seulement marquer leur coeur au silex d'un amour esthète, mais encore les cautériser au fer rouge de mon nom. Je suis le virtuose du sanglot, le musicien du soupir, le violoniste de la douleur.<o:p></o:p>

    Je suis le chantre des déshéritées de l'amour.<o:p></o:p>


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  • 4 - L'inanité des amateurs

    L'hermétisme chez les amateurs de la plume est toujours prétentieux. Phrases compréhensibles par leurs seuls auteurs, incompréhensibles pour le reste du monde. En général ça veut faire le poète, mais ça ne fait que le verbeux de bas-étage. De tels mots alignés les uns à la suite des autres, il y en a à la pelle chez la Pensée Universelle. Ha ! les vertus de la poésie contemporaine... Inspiration de nombriliste à la plume de piètre envergure. Rien de plus.<o:p></o:p>

    Certaines de ces oeuvres que je fustige sont d'amusants sujets d'études sur les maladresses ordinaires commises par des gens ordinaires.<o:p></o:p>

     


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  • 3 - Lettre d'amour pour une femme laide<o:p></o:p>

    Mademoiselle,

    Cette lettre vous étonnera. Elle vous choquera peut-être, vous irritera possiblement, vous ôtera sans doute le sommeil. Ce que je souhaite surtout, c'est qu'elle vous fasse pleurer. Soit à cause de son inutile cruauté, soit à cause de la joie qu'elle saura inspirer à votre coeur délaissé. Ce qui revient au même, le prix de vos larmes n'étant pas différent pour la flèche de l'aveugle Cupidon ou pour l'éprouvette du distingué, calculateur, aimable corrupteur que je suis. Que vos larmes soient amères ou bien douces, aucune importance, pourvu que l'Amour en soit la cause.
    <o:p></o:p>

    La façon d'extraire vos larmes futures importe peu. Le résultat seul compte, non les moyens déployés pour l'obtenir. Finalement cette lettre vous agréera : étant laide vous ne devez pas avoir l'habitude de recevoir des lettres d'amour.<o:p></o:p>

    Votre laideur est loin de me déplaire. Sincère soupirant, je n'hésite pas pour vous mieux séduire à faire fi des moindres lâchetés, hypocrisies, vilenies et mensonges si coutumiers aux vils et ordinaires séducteurs. Je ne suis certes point de cette espèce commune. Ma quête est plus digne : je flatte votre laideur non dans le but d'entretenir ma mâle vigueur (ce qui serait un simple, banal, peu glorieux exercice amoureux de routine), mais dans le but de gagner votre coeur, votre hymen, votre main, envisagés comme de véritables trophées. <o:p></o:p>

    Je veux faire de ces conquêtes si peu enviées une espèce d'exploit dont je me glorifierai. La laideur des femmes en ce monde étant une chose fort peu cotée chez les esthètes, pour ma gloire, et accessoirement pour la vôtre, je désire être un don Juan maudit.<o:p></o:p>

    Je veux briller parmi les astres citadins grâce à la terne étoile que vous êtes. Soyez ma curiosité mondaine, mon nouvel objet de snobisme, mon sujet de scandale, mon triomphe de salon, mon faire-valoir paradoxal : soyez à moi. Je ne vous trouve vraiment pas belle. Mes mots ne sont nullement mensongers puisque belle vous ne l'êtes assurément, irrémédiablement pas.<o:p></o:p>

    Je ne vous aime certes pas pour votre beauté, celle-ci vous faisant définitivement défaut. Je vous aime bien plutôt pour votre laideur, qui elle est réelle, authentique, évidente. <o:p></o:p>

    Presque insolente.<o:p></o:p>

    Cette permanente laideur est votre durable parure, votre fard naturel, votre habit de sortie, votre indélébile grimage qui vous interdit tout espoir d'être aimée. Voilà précisément un motif de vous aimer. Je veux être votre étrange accident, la bizarrerie qui fera mentir le sort, l'anomalie terrestre qui rendra perplexe le Ciel. En pur esthète, je désire vous contempler dans votre pure laideur.<o:p></o:p>

    Pleurez maintenant, de peine ou de joie, mais de grâce versez vos larmes en mon nom puisque vous vous savez enfin aimée. Non pour votre beauté absente, mais pour votre laideur omniprésente.<o:p></o:p>

     


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  • 1 - Hommage à une femme<o:p></o:p>

    La beauté est autorité absolue, elle est un despote servi avec zèle par des esclaves. Sa loi est cruelle, sélective, injuste. Mais la beauté a tous les droits en amour : c’est son privilège. Et votre beauté injurieuse, vous l’héritière de Vénus, fait la loi en ces lieux. Votre gloire est dans votre éclat, soyez vénérée pour les lauriers gagnés par votre seule naissance.<o:p></o:p>

    Votre vénusté, c’est votre vertu : il n’y a plus de vice lorsque triomphe le faste. La séduction est votre arme cinglante, et les proies sont votre coutumière aventure. Vous seule méritez l’hommage d’un regard déférent. Votre beauté vous donne vraiment tous les droits. Abusez-en. Je vous admire, vous célèbre, vous honore.<o:p></o:p>

    Et je m’efface.<o:p></o:p>

    Le plus cher objet de mes transports se nomme FEMME, créature de luxe que vous incarnez, mystère à portée de lèvres... Oui, cette femme idéalisée vous ressemble terriblement. Elle s’exprime en vous, venimeuse. Femme vous êtes. Immodérément. Vaillamment. Farouchement. Vous êtes belle, certes. Mais plus que cela, vous êtes femme en esprit. Née reine, vous dépassez la simple beauté. Vous êtes féminité incarnée, et rien que féminité : votre face sévère est adorable.<o:p></o:p>

    Sous vos griffes de prestige j’incline volontiers le regard pour mieux servir, sans une once d’indocilité, votre hautaine beauté.<o:p></o:p>

    Avec diligence je courbe l’échine lorsque votre front me désigne, impérial. En silence je convoite votre chair. Et me plie au ton arrogant de votre voix qui prononce déjà mon nom... Sous le poids aigu de votre talon dûment chaussé de cuir et de luxe, je vous rends hommage. Et baise votre pied dédaigneux.


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  • 2 - La beauté des laides<o:p></o:p>

    Le sentiment amoureux que peut éprouver un honnête homme à l'endroit d'une femme, contrairement aux idées reçues, ne s'alimente pas nécessairement des beautés sensibles tels que de beaux yeux et de ravissants sourires. Ces charmes physiques flattent la vue, assurément. Pourtant là n'est point la base solide et crédible, la terre ferme et prometteuse sur laquelle s'appuie, pour mieux s'élancer, le véritable sentiment amoureux.<o:p></o:p>

    On n'imagine pas, conditionnés par les décrets de la mode diffusant les normes d'une beauté contemporaine, occidentale, ce qui émeut réellement l'esthète averti, le coeur sensible, l'âme éveillée, quand le sujet de ce curieux et terrible émoi, au lieu de s'appeler "beauté", se nomme plus volontiers "disgrâce"... Je crois plus en la profondeur d'une émotion née à la vue d'un visage féminin ingrat qu'au sentiment superficiel éprouvé face à des traits plus flatteurs. Je ne fais pas ici le procès de la beauté bien au contraire. Je suis extrêmement sensible aux charmes évidents des jolies filles, des belles femmes.<o:p></o:p>

    Cela m'empêche-t-il de vouloir rendre hommage aux autres ? Comme tous les garçons normalement constitués et programmés par la toute puissante Nature, je suis naturellement sensible à la grâce féminine, aux doux visages de l'amour, aux appas de ces demoiselles nées sous l'aile de Vénus.<o:p></o:p>

    Pourtant si ces dernières sont des fleurs vivantes, des femmes qu'il faut chérir à juste titre, des anges adorables qu'il est agréable de regarder passer dans la rue, d'admirer pour leur seule beauté, les autres, toutes ces créatures à la beauté absente, disgraciées pour la vie entière, ce sont des poèmes. <o:p></o:p>

    Tristes et beaux.<o:p></o:p>

    Ces femmes sont pareilles aux brises qui agitent les blés, délient les longs cheveux, font tourner les ailes des moulins : seuls leurs effets sont visibles. Transparentes, les laides passent inaperçues dans la rue. La norme ne les reconnaît pas. Leur attrait est indirect, subtil, mystérieux. Proust ne disait-il pas : "Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination" ?<o:p></o:p>

    Il y a du roman et des soupirs dans les amours qu'elles inspirent. Il y a du souffle et de l'esprit chez ces femmes sans éclat. Le vrai poète préfère faire rimer l'amour sans atours. Il trouve de la grâce là où ordinairement nul ne vient s'extasier.

    Lire à travers leurs traits ingrats le désir d'un amour idéalement conçu est ma plus chère ivresse. J'aime me faire aimer des laides. Quoi de plus exquis qu'un regard que l'on sait secrètement amoureux ? Ces pauvres visages qui regardent l'être aimé sont à l'image de ma conception de l'amour : empreints de noblesse, sensibles, chastement inspirés, répandant un triste et bel état intérieur... A travers elles, l'amour est un mystère encore plus beau.
    <o:p></o:p>

    La détresse physique des femmes est chose émouvante. Le feu intérieur en elles se révèle ardent. Je suis un esthète de la cause impie : je chante les ombres, les mortes, les haillons.<o:p></o:p>

    J'aime les disgraciées plus que les arrogantes déesses des grands boulevards et des salons. J'aime les femmes fragilisées à cause de leur aspect, les filles laides et sensibles, pleines d'idéal.<o:p></o:p>

    Les larmes des poupées de chiffon font mieux fléchir mon coeur que les sourires des créatures de porcelaine. Je suis ému par les paysages d'automne, touché par les sanglots, troublé par les violons tristes, séduit par les feuilles mortes, les fleurs brisées. <o:p></o:p>

     


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