• Raphaël Zacharie de IZARRA - Textes 401 à 500

    401 - L'âne à la calotte

    Je précise que les propos contenus dans le texte ci-dessous n'ont rien d'anti-cléricaux mais émanent d'une approche saine, honnête, clairvoyante de l'Eglise actuelle, sans nulle aigreur ni prétention, juste teintée d'humour. Je ne cherche pas à dénigrer l'Eglise loin de là, je mets seulement le doigt sur quelques manies révélatrices de notre société, vues à travers les rites religieux. Sachons rire ensemble de nos petits travers.<o:p></o:p>

    Les messes dominicales sont toujours des spectacles comiques et ineptes pour qui a su préserver son regard d'enfant intelligent, occultant pour la circonstance son propre regard contaminé d'adulte.<o:p></o:p>

    Lors de ces solennels numéros de cirque du dimanche, au bel esprit, au coeur allégé le prêtre apparaît alors dans toute sa vérité stéréotypée, officielle et fausse.

    Le ministre du culte, dès qu'il est en représentation devant ses ouailles parle subitement d'une voix doucereuse, lénifiante, toujours égale, pleine d'une onction à toute épreuve... Effet magique et immédiat : au son de la vivante cloche tout de blanc vêtue, les âmes se mettent au garde-à-vous. Le ton, la gestuelle empruntés qui accompagnent la voix mielleuse du curé font sentir les cours de "communication publique" appris au séminaire, pieusement restitués. C'est lourd, énorme comme un cierge de Pâques et pourtant ça marche toujours : les fidèles écoutent avec cet air compassé caractéristique, comme pour faire écho à l'automate qui leur fait face. Le prêtre lève les bras avec majesté, l'auditoire se fige, l'amollissement des esprits est à son paroxysme.
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    Alors les "R" finaux du prêtre sont prononcés avec emphase. Ils sortent des profondeurs de sa gorge, à la fois doux et imposants : <o:p></o:p>

    - "Le SeigneuRRR notre Dieu tout pu-I-ssANT"..."<o:p></o:p>

    De plus le "I" d'attaque et le "ANT" final de "TOUT PUISSANT" sont prononcés de telle sorte qu'on sent justement très bien la puissance de Dieu... Le "I" est fort et perçant et le "ANT" s'étire, avec une montée finale qui fait ressembler le mot "PUISSANT" à une flèche tirée en l'air. <o:p></o:p>

    - "Le SeigneuRRR notre Dieu tout pu-I-ssANT"..."<o:p></o:p>

    C'est absolument cocasse et parfaitement puéril. Se dire que des adultes responsables se prennent au sérieux est à la fois rassurant et affligeant. Rassurant parce qu'on se sent d'emblée bel esprit devant tant d'insignifiance, affligeant lorsqu'on songe que ces pantins dominicaux s'entre-déchirent avec d'autres pantins pour des histoires de foulards alors qu'eux aussi -et le plus sérieusement du monde- se font leur petit cinéma, prenant des airs sincèrement pénétrés pour des histoires de "RRRR", de "I" et de "ANT".<o:p></o:p>

    402 - La soupe est prête !

    D'un geste las, la maîtresse de maison pose la soupière fumante sur la table. Ca sent fort la soupe aux poireaux-pommes-de-terre. Son mari, une espèce de légume insignifiant, regarde le récipient sans broncher. Il attend le signal de sa femme pour y plonger la louche. <o:p></o:p>

    Avec sa calvitie prononcée, son air d'épicier de province et ses vieilles pantoufles usées, il est loin de faire pitié. Au contraire, il inspire mépris, dégoût, railleries. Le filet de bave qui lui pend aux lèvres est la goutte de trop : devant tant de décrépitude, qui résisterait à la furieuse envie de lui cracher au visage ? Cet ancien comptable a l'air de ce qu'il est : un éternel sédentaire qui n'a jamais eu d'autres rêves que de posséder des canapés en cuir, de rutilantes boîtes à outils vues dans les catalogues, un bon système d'adoucisseur d'eau, une véranda, une tondeuse à gazon dernier cri facile à entretenir, une assurance-vie... Aspirations de petit fonctionnaire étriqué que des milliers de soirs successifs à patienter devant des soupières ont fini par abrutir parfaitement. <o:p></o:p>

    - " Sers-toi donc Gaston, tant qu'la soupe elle est ben chaude !"<o:p></o:p>

    Toujours la même phrase, tous les soirs. Et lui de répondre invariablement, des milliers de soirs de suite :<o:p></o:p>

    - " Ha ben ça fait-y pas du bien de manger de la bonne soupe, hein ?<o:p></o:p>

    Parfois au milieu de la soupe le retraité se prend à rêver un peu plus que d'habitude :

    - " Tu sais Germaine, un jour j'aimerais bien toi et moi acheter la cabane de jardin dont je t'ai parlée l'autre jour. Avec les p'tits nains tout autour, ça serait-y pas beau près de la véranda, hein ? J'en ai vu des beaux en passant devant chez Bricolage-Service... Y en a de vraiment chouettes alors ! "
    <o:p></o:p>

    Avec ses rêves ineptes de minus et ses soupières pleines de promesses potagères l'ex-comptable vécut heureux encore très longtemps auprès de sa femme à son image. <o:p></o:p>

    Ils n'eurent aucun enfant. <o:p></o:p>

    Mais des soupières à vider, des milliers. <o:p></o:p>

    403 - Petit poisson deviendra grand

    Petit-Paul, enfant fragile, sensible et doux a été placé dès l'âge de six ans en pension dans une institution sévère. Élevé chez les bons prêtres. Ces derniers, austères, intransigeants, impitoyables, ont toujours exercé sur l'enfant une sainte terreur. Écrasé par le sort, broyé par les dogmes despotiques d'une religion d'un autre temps, à douze ans Petit -Paul est une créature chétive, timide, parfaitement timorée.<o:p></o:p>

    Figures maternelles réconfortantes, les rares bonnes soeurs oeuvrant au sein de cet univers rigide devaient adoucir l'existence de petit garçon. Du moins le pensa-t-il naïvement en entrant six ans auparavant, car à la vérité elle se montrèrent particulièrement cinglantes.<o:p></o:p>

    Bref, Petit Paul après six années d'éducation religieuse intensive dans cette digne institution a fini par prendre la couleur des murs qui l'entourent : gris. Ou plutôt terne. Sinistre serait le mot juste. <o:p></o:p>

    Pour autant, l'enfer n'est pas terminé pour notre jeune héros : il lui reste encore six années à expier dans cette prison pour âmes tendres. <o:p></o:p>

    Mais faisons plutôt un bond en avant de six années. Petit-Paul a atteint ses dix-huit ans, on le libère. Sa fragilité est devenue dureté, sa sensibilité imperméabilité, sa douceur fermeté. Petit Paul a bien changé... Il a pris de la carrure : épaules larges, mâchoire carrée, coeur d'acier.<o:p></o:p>

    Parfaitement conditionné par ses précepteurs, Petit-Paul fuit comme la peste les filles de son âge. Elles lui apparaissent comme des démones, aussi les hait-il de toute la force de son coeur brisé. La religion est devenue le seul repère de son existence de pierre. La solitude, l'unique refuge de son âme de glace. La tristesse, sa plus chère compagnie. Si bien qu'avant ses vingt-cinq ans, Petit-Paul entre dans les ordres et devient prêtre-enseignant dans l'institution qui l'a si bien dressé, et se montre aujourd'hui le pire tortionnaire d'enfants que cette dernière ait pu abriter entre ses murs.<o:p></o:p>

    Les petites victimes l'appellent maintenant "Grand-Paul".<o:p></o:p>

    404 - L'Homme

    L'Homme a des profondeurs qui résonnent, des hauteurs folles, des légèretés d'oiseaux et des faims de loup.<o:p></o:p>

    Il suit les chemins droits, préfère parfois ceux qui vont de travers. Mais toujours, l'Homme est une statue qui marche. Sous ses pieds il y a du sacré, au-dessus de sa tête du profane, dans ses poches du fromage. L'Homme perché sur ses jambes a les semelles percées. C'est un prince qui vagabonde.<o:p></o:p>

    L'Homme coasse, espère, chante et mord. Il rit aussi. De tout : des châteaux chantant, des morts enchantés, des champs hantés, de ses pieds. L'Homme est un petit farceur : il s'esclaffe aux larmes, pleure de joie, chante sa misère... Il philosophe devant un verre, s'enivre d'amour, boit sa fortune, trinque à sa mort.<o:p></o:p>

    Se sachant mortel, il plaisante. Car l'Homme a peur.<o:p></o:p>

    Éternel facétieux, insatiable conquérant, incorrigible fou, l'Homme un jour deviendra Dieu. <o:p></o:p>

    405 - Une fin sans pompe

    Il fut inhumé simplement, sans larme ni couronne.<o:p></o:p>

    Haï de son vivant, il était détesté sous la stèle. Il eût été inconvenant d'uriner sur le marbre neuf, aussi préféra-t-on cracher par terre. Maudit par les vivants, le défunt eut droit au sermon moralisateur du curé, aux quolibets de ses ennemis, aux rires des enfants. Seuls les chiens regrettèrent leur maître trépassé. <o:p></o:p>

    On les piqua.<o:p></o:p>

    S'il est vrai que l'or dure, le mort autrefois si affairé à amasser le précieux métal semblait avoir oublié que les os eux se corrompent. Enrichi grâce à sa poigne de fer légendaire, l'enterré au coeur de pierre ne porta pas mieux son sobriquet. A titre posthume.<o:p></o:p>

    Sur la tombe du riche défunt on peut lire : ci-gît L'OR DUR.<o:p></o:p>

    406 - Prêtre homosexuel

    Mon inclination contre-nature pour la gent virile se confirma dès mon entrée au séminaire. Le regard clair mais le coeur troublé, la hantise du faux pas agissait comme un garde-fou. La crainte de la chute m'obligeait à la plus parfaite intégrité au contact de mes frères séminaristes. Ascèse, chasteté, volonté étaient ma seconde religion. Cependant avec les années le feu impie me rongeait de plus en plus... Ma vocation pour l'exercice de la prêtrise ne perdit pas de son ardeur pour autant. Mon âme était au ciel, ma chair en enfer, voilà tout. <o:p></o:p>

    Seul dans ma cellule ou en compagnie des autres étudiants, je luttais avec âpreté contre le "mâle". J'appris peu à peu à éviter les pièges de la tentation, bien que je n'ignorasse point la brièveté des trêves consenties par les sens. Je ne me contentais pas de m'éloigner certains jours de la cause de mes émois impurs, je me donnais également la discipline afin, espérais-je, de tuer le désir. Hélas ! la chair mortifiée se rebellait assez vite et je me retrouvais bientôt face à mes démons qui me défiaient de plus belle, la corne acérée, l'oeil plus lascif encore... Le mal ne faisait qu'empirer, aussi dus-je changer de méthode. <o:p></o:p>

    La volonté seule ne suffisant plus à borner mes excès, j'optai pour la solution la moins modeste. A l'étude approfondie des livres anciens de théologie censés me distraire de mes fantaisies honteuses, j'ajoutai la chimie lourde. Latin et sel de bromure devaient me délivrer, pensais-je, des tourments grandissants de ma chair incapable de se soumettre à la loi divine. Peine perdue ! <o:p></o:p>

    La nature prenant définitivement le dessus, je décidai d'apaiser l'ogre libidineux qui réclamait son dû : je pris un amant. Dans la foulée je m'improvisai porte-parole de mes frères d'infortune, partagés entre le désir de servir le Ciel et l'oppression de leur chair dénaturée, incompatible avec la dignité de leur futur ministère. En interrogeant les élèves et mes supérieurs je découvris que le séminaire était un repaire d'homosexuels à divers degrés refoulés mais parfaitement conscients de leur état... <o:p></o:p>

    Je terminai mes études dans la plénitude spirituelle et fus ordonné prêtre dans le quartier du Marais.<o:p></o:p>

    407 - Fait de guerre

    La bataille battait son plein mais j'étais déjà loin. Je me réfugiai dans un fossé. Derrière moi, la plage, les bombes, les cris des blessés. Dans ma cachette, une surprise m'attendait : un soldat allemand avait eu la même idée que moi. En voyant mon casque américain il prit peur. Mais blessé, épuisé, l'ennemi ne put qu'esquisser un mouvement dérisoire de défense, étreignant avec maladresse son fusil.<o:p></o:p>

    La tempête de feu autour de moi ne m'incitait guère à sortir de mon trou. La providence m'avait désigné ce refuge, j'avais saisi l'occasion. Demeurer en vie était mon devoir de fils, d'époux, de père de famille. Mais j'allais devoir passer la nuit avec l'Allemand. <o:p></o:p>

    Que faire ? Pactiser, jouer au héros, faire comme si je n'avais rien vu ? Moi l'Américain, lui l'Allemand... La réponse était simple : le tuer. <o:p></o:p>

    Certes, mais je n'avais guère l'âme d'un guerrier. La théorie martiale est nette, mais rien n'est jamais aussi simple dans la tête d'un homme.<o:p></o:p>

    Rassuré de me voir peu enclin à poursuivre la guerre dans ce sillon de boue, l'Allemand se détendit. Une heure passa ainsi, chacun de nous attendant que l'orage d'acier se calme. Il se lamentait à cause de sa blessure, oubliant son fusil, persuadé que j'allais l'épargner. Ne l'aurai-je pas tué depuis longtemps si j'en avais eu l'intention ? C'est ce qu'il devait penser. En fait tout était confus en moi. Je réfléchissais, méditant longuement au fond de mon trou. Moi l'Américain, lui l'Allemand, que faire ?<o:p></o:p>

    Il portait une tenue vert-de-gris, il était dans l'autre camp, il était l'ennemi...<o:p></o:p>

    Je le tuai.<o:p></o:p>

    408 - Vieille tante

    Chez elle ça puait l'honnêteté : vierge en plastique trônant sur le poste de télévision, chien bâtard sagement couché dans son panier, horloge-baromètre aux armes criardes du Mont-Saint-Michel, portrait jauni d'une aïeule au regard sévère et stupide... <o:p></o:p>

    Inculte, superstitieuse, aimable avec tous par opportunisme, croyante par habitude, cette vieille tante attardée méritait, à soixante-dix-neuf ans, une bonne raclée littéraire, un concert de trompettes dans l'espèce de caveau lui tenant lieu d'habitation, un grand coup de masse dans sa routine.<o:p></o:p>

    Bref, un réveil en fanfare à l'orée de sa mort.<o:p></o:p>

    Pour commencer je crachai au visage de la défunte encadrée. Grand émoi chez la casanière. Pour faire hurler de plus belle la vieille pantouflarde, je me mis à lui parler avec la désinvolture des gens qui se savent supérieurs :<o:p></o:p>

    - "Infâme décrépite, que croyez-vous que vous valez à mes yeux avec une si minuscule existence ? Qu'attendiez-vous donc d'un bel esprit comme moi avec vos allures d'éternelle retraitée ? Que je me range à votre cause inepte ? Esprit rabougri ! Gibier d'hospice ! Âme insignifiante !"<o:p></o:p>

    Scandale dans la chaumière. Je m'emparai de la Vierge en plastique :<o:p></o:p>

    - "Vieille chouette, à voir cette horreur couverte de poussière ça fait bien vingt ans que vous avez été vous agenouiller à Lourdes en ânonnant des prières pour l'âme de l'autre hulotte décatie accrochée au mur, n'est-ce pas ? Et qu'avez-vous fait pour sa mémoire ? Vous avez acheté à grand frais cet ignoble moulage d'usine. Vous n'avez pas honte ? Femme sans goût, avez-vous au moins ouvert un seul livre dans votre vie de limace, à part les almanachs locaux ?"<o:p></o:p>

    Je jetai contre le portrait de l'ancêtre l'objet du délit. Fracas du verre sale recouvrant le cadre (qui en bougeant laissa échapper quelques araignées tapies derrière depuis des lustres), effroi de la propriétaire, rire sardonique de l'auteur de ces lignes... <o:p></o:p>

    - "Maintenant que vous savez ce que je pense de vous, vous pouvez rendre l'âme ma tante, si vous en avez encore une. Votre grand âge ne vous mettant pas à l'abri d'hériter d'un si petit esprit, il serait inconcevable que vous ne me rendiez pas grâces pour ce grand dépoussiérage intérieur que je viens de vous accorder."<o:p></o:p>

    Je quittai l'ingrate qui ne daigna pas m'adresser le moindre remerciement. Elle mourut trois jours après.<o:p></o:p>

    D'inanité.<o:p></o:p>

    409 - Le visiteur

    J'étais jeune à l'époque. Il frappa à ma porte. Minuit venait de sonner. Il est entré avec son chapeau miteux, sa vieille canne, ses chaussures usées, son air affligé. Je lui désignai un tabouret dur. Il me restait un croûton de pain, du vin aigre, des pommes âcres. Il mangea sans se plaindre. Silencieux, il interrogeait la chandelle du regard. D'où venait-il, qui était-il ? Un pauvre diable d'homme. Une bien mystérieuse compagnie...<o:p></o:p>

    Je le questionnai sur ce qui l'avait amené jusque dans ma demeure perdue au milieu de la campagne, au coeur de la nuit. Dehors on entendait le vent, les cris de chouettes. La charpente du grenier grinçait sous la bourrasque. Il mangeait. Sa canne lisse portait la marque des ans. Des siècles eût-on dit... Je répétai ma question. Lui, continuait de manger. Le vent sous la porte faisait danser la flamme devant mon hôte, et les ombres mouvantes sur le mur me rappelaient quelque mage, prince ou messie.<o:p></o:p>

    Après avoir répété trois fois ma question je me tus, comprenant qu'il ne me répondrait pas. Je le laissai finir son repas de misère. Il but le vin lentement sans faire la grimace puis se leva, l'air plus triste encore. Avant de partir il m'adressa un regard profond et étrange qui me bouleversa. <o:p></o:p>

    La porte s'ouvrit sur la nuit. Il disparut dans le noir. Cette nuit-là je suis resté tard à veiller, seul avec mes pensées, perplexe, troublé. Aujourd'hui encore, alors que je suis bien vieux, je me demande qui était cet énigmatique visiteur de la nuit qui a continué à hanter ma mémoire tout au long de ma vie et dont jamais, jamais je n'ai pu oublier le regard.<o:p></o:p>

    410 - La roture

    Une espèce haïssable domine ici-bas, par le nombre : la roture. Vaste engeance comprenant entre autres les mécaniciens automobiles, les épiciers de province ambitieux, les hôtes heureux des maisons "Phénix", les spectateurs assidus des émissions télévisées commerciales, les prolétaires sans envergure ainsi que les propriétaires de tondeuses à gazon motorisées, de perceuses électriques et de gros chiens aboyants, les philistins sont avant tout des êtres primaires, sans finesse, aimables, sociaux, dociles.<o:p></o:p>

    Je leur reproche d'être ce qu'ils sont. Déplaisants au possible, les gens de vile extraction sont ma bête noire et ça n'est pas un hasard si je me suis réfugié depuis maintenant deux ans dans les remparts de la vieille cité mancelle, loin du commun, dans une sorte de ghetto pour petits aristocrates. Avant, il me fallait vivre dans le même décor que mes ennemis. Aujourd'hui je vois le soleil se lever avant tout le monde : la cité mancelle est sise dans des hauteurs inaccessibles au vulgaire.<o:p></o:p>

    Cela dit, il m'arrive encore de me frotter au peuple. Sans jamais rien laisser paraître de mon malaise, je le côtoie avec simulation. J'adopte une contenance singée sur ses moeurs, la plus flatteuse possible : je souris au pompiste, suis poli avec les employés des magasins, me montre humble en compagnie des gradés de l'administration. Tous sont dupes de ma comédie. Mais dès que je me retrouve dans mon fief... Je redeviens le petit seigneur arrogant, cynique, insupportable et hautain que je suis fondamentalement. Combien de fois, depuis les rues pavées surplombant la ville béotienne, ai-je médit sur les habitants d'en bas comme un aigle relevant le bec ?<o:p></o:p>

    La plèbe est l'exutoire favori de ma bile d'aristocrate. Peut-être parce qu'à travers elle parfois j'ai peur de me reconnaître, peut-être parce je crains un jour de lui ressembler un peu... Ne vaut-il pas mieux maudire que guérir ? La meilleure façon de n'être pas contaminé par les moeurs de la canaille, c'est de la toujours tenir à distance, de ne se laisser fléchir à aucune indulgence.<o:p></o:p>

    411 - Les deux pauvresses

    Deux soeurs mendiaient. L'une était laide comme un poux, sans grâce, vêtue de haillons. L'autre ressemblait à un papillon, et bien que sa toilette fût humble on sentait une recherche, un souci d'élégance dans sa tenue. De fait c'était une authentique sirène sur laquelle les riches passants daignaient poser le regard, alors que l'autre, affligée d'une affreuse laideur et affublée de guenilles n'attirait nulle attention.<o:p></o:p>

    Je remarquai aussitôt les deux soeurs. Du haut de ma monture je m'adressai à la Vénus :<o:p></o:p>

    - " Gente demoiselle, venez chez votre sauveur chercher le gîte et le couvert. Je saurai également vous couvrir d'or et de dentelles si vous y consentez. Sous mon toit vous n'aurez qu'à exiger. Chez moi la beauté à tous les droits. Soyez dès à présent l'hôte de mon alcôve et votre fortune est faite ! "<o:p></o:p>

    La belle répondit :<o:p></o:p>

    - "Mon bon seigneur, ma soeur me suivra-t-elle ?<o:p></o:p>

    Je fus franc envers la jolie naïve :<o:p></o:p>

    - " Parce que votre soeur est laide, elle ne mérite que raillerie. Vous êtes belle, vous seule avez le droit d'hériter des biens de ce monde. La beauté doit être récompensée, la laideur châtiée sans pitié. Laissez là votre soeur, elle ne vaut guère plus que l'égout qu'elle côtoie. <o:p></o:p>

    L'ingénue de me tenir tête :<o:p></o:p>

    - " Cependant j'ai promis à mère de ne jamais abandonner ma soeur ! Noble seigneur, je vous en prie prenez ma soeur avec moi ou bien laissez-moi ! Jamais je ne l'abandonnerai à la misère ! "<o:p></o:p>

    Excédé par tant d'impudence, j'abrégeai la discussion en tendant le bras vers l'élue :

    - " Il suffit avec ces tergiversations stériles ! Vos scrupules sont parfaitement déplacés. Laissez la fange à la fange et abandonnez-vous plutôt au sort qui vous sourit. Demain vous porterez mon nom. Allons, montez ! Je vous emmène au château. Hâtez-vous car je ne souffre pas qu'une femme discute mes desseins ! "
    <o:p></o:p>

    Après avoir craché sur le front de la gueuse restée à terre, d'un coup de talon   hautain je fis se cabrer mon destrier. Le bruit de ses sabots sur le pavé recouvrit les sanglots du laideron. Je pris la direction du château au galop, les bras de la belle serrés autour de ma taille. <o:p></o:p>

    412 - Elle tourne !

    Elle part à minuit pile. Ponctuelle. A une heure du matin on l’oublie presque. Deux heures après son départ, il y a comme un flottement et on ne sait plus trop où elle se trouve. A trois heures elle passe parfaitement inaperçue : tout le monde dort. Ou somnole. Quatre heures du matin, c’est une heure creuse. Elle tourne pourtant, imperturbable. A cinq heures lorsque Paris s’éveille, on fait un peu plus attention à elle. A cette heure là, elle passe vraiment à la postérité. Et c’est peut-être sa plus belle heure de gloire dans notre pays. On connaît tous la musique. A six heures, elle arrive à point nommé, régulière comme un métronome. A sept heures, elle met la France debout.<o:p></o:p>

    Huit heures, on commence à la connaître : elle est toujours là où on l’attend. Sans surprise. Neuf heures, courrier. On l’aime ou on la déteste. Dix heures, elle est bien là et on n’est pas pressé. Mais à onze heures, pas le temps. Quant à midi, c’est pas encore l’heure. Elle repassera.<o:p></o:p>

    A treize heures elle est très sollicitée. A quatorze heures, c’est fatidique. Quinze heures, elle s’étire. Seize heures, elle n’en finit pas d’être là et c’est souvent consternant. On attend avec impatience qu’elle vienne nous libérer vers les dix-sept heures. A dix-huit heures, elle est exquise. A dix-neuf heures, elle file. Vingt heures, c’est son heure. Vingt et une heures, elle est en vitesse de croisière. A vingt-deux heures, en général on s’en souvient bien, on la retient. En revanche à vingt trois heures, on ne s’en souvient plus très bien. C’est plus vague. Enfin jusqu’à minuit moins une il s’en faut de peu et on patiente. Parfois pour y prendre quelque grave et solennelle décision. Alors à minuit moins une, elle devient vraiment mémorable.<o:p></o:p>

    Mais à n’importe quelle heure il se passe parfois un événement assez notable pour être signalé : elle s’arrête.<o:p></o:p>

    Ainsi en va-t-il des 24 heures de la course de la petite aiguille d’une horloge autour du cadran.<o:p></o:p>

    413 - L'apparition

    Elle traînait le pas au bord de l'onde, parmi les herbes hautes. Sa robe d'un autre temps glissait le long de son corps, je détournais le regard avant de m'enfuir, l'âme en feu, le coeur à vif. Chaque jour je revenais, toujours je me sauvais. Jusqu'au jour où je trouvai le courage de rester. Je l'épiai alors qu'elle entrait dans les flots. La créature s'ébattait devant moi, j'en tremblais. C'était la première fois. Depuis ma cachette je voyais sa chevelure ondoyer, son flanc émerger, sa gorge jouer dans le courant.<o:p></o:p>

    Simple mortel, j'étais témoin de cette apparition qui devait me marquer pour la vie. Peu d'hommes croiraient à mon aventure. Mais elle était là, elle nageait, chantait, et moi, tétanisé, je l'observais. A moi le fils des hommes, à moi l'humble enfant de la Terre il était interdit de voir la baigneuse. Fasciné, tremblant, je bravais le tabou. Allais-je survivre à la profanation ? Je craignais de perdre la vue, la raison, la vie ou que sais-je ? Le péril était grand, mais n'en valait-il pas la peine ? Puis la crainte du courroux divin me gagna. J'en avais vu assez pour donner du prix à une existence entière, peupler toute une vie de songes radieux. Ou de cauchemars rédempteurs.<o:p></o:p>

    Je m'éclipsai. Courant comme un fou, haletant, les larmes aux yeux, la fièvre au corps, je me sentais des ailes. J'étais le plus chanceux des hommes. Le plus malheureux aussi. A quel prix le Ciel allait-il me faire payer le sacrilège ? Je courais sans oser me retourner, comme si tous les dieux de l'Olympe étaient à mes trousses.<o:p></o:p>

    J'avais vu. <o:p></o:p>

    Au bord de la rivière j'avais surpris par hasard celle qu'il m'était interdit de voir, et au lieu de fuir et oublier, j'avais voulu connaître certain secret. Les jours suivants j'étais revenu la guetter, dissimulé dans l'ombre. J'avais osé violer l'intimité de la légende, entrer dans l'onirique tabernacle, regarder en face le Mystère.<o:p></o:p>

    J'avais contemplé dans sa splendeur la fabuleuse, la mythique, l'hellénique Daphné.<o:p></o:p>

    414 - Un étrange autochtone

    Il vient du fond des âges, nourri de légendes, abreuvé de vins, héritier du vent de la liberté, du pain de l'esprit, du poids des mots. Et de la légèreté d'être. Son luth chante le blé des champs et la boue des tranchées. Ses idées sont folles, lumineuses, toujours nouvelles. Il se brouille avec ses frères, s'accorde avec les étoiles, se réconcilie sous un tonneau. Il aime les grecs, les dieux romains, le cochon.

    Serviteur de l'amour, il honore sa femme, ses maîtresses, viole les règlements. Mais respecte le code pénal.
    <o:p></o:p>

    Créatif, inventif, résistant, il défie la loi des tyrans comme celle de la pesanteur. Ses ailes sont de plume, ses rêves de plomb, ses idées de velours. <o:p></o:p>

    Il est pleutre, fier, courageux, minable, hautain, éduqué, mal-élevé, distingué, rebelle, meuglant... Ses pieds puent le fromage, sa tête sent le laurier, sa langue est d'oc, d'oïl, de gouaille ou de veau.<o:p></o:p>

    Il pullule dans notre pays, rayonne dans le monde, ennui ses voisins de palier. <o:p></o:p>

    C'est un foutu français.<o:p></o:p>

    415 - Evénement dominical

    Le village somnole sous le soleil de cet énième dimanche d'été. Rien ne bouge. Avec cette impression que l'inertie dure depuis des siècles... Les rues mortes semblent avoir été conçues pour des habitants morts. Leurs maisons sont des tombeaux d'où émanent parfois des senteurs de cuisine. Odeurs pesantes de pot-au-feu, de graille, de fritures douteuses...<o:p></o:p>

    Sous les toits, on parle de tout et de rien : de la météo, des dernières nouvelles potagères, des minuscules événements du village voisin... Parfois on ne parle pas du tout, les repas, les journées se passent dans un silence crétinisant. Les têtes, les paroles, les regards, tout est vide. Sauf les assiettes : préoccupation vitale qui donne une raison de végéter à ce peuple de légumes. Les repas forment le point d'orgue de leurs journées sans saveur. Même quand ils ne mangent pas, la plupart des habitants passent leurs journées assis, à attendre que le temps passe.<o:p></o:p>

    En arpentant la rue principale de ce cimetière d'éternels attablés, l'étranger égaré sent les petits yeux ridés qui épient. Derrière les carreaux, les fantômes du village s'en donnent à coeur joie. Un étranger ! Événement considérable. Pour ces éternels enterrés n'ayant rien à faire du matin au soir, ne connaissant que les limites de leur espace maraîcher, limitant leur cercle social aux voisins les plus proches et aux cousins, un visiteur est un ennemi, une bête curieuse, un parisien, un messie. Ou bien alors le Diable.<o:p></o:p>

    Quand passe l'ombre du flâneur, nécessairement hérétique, sorcier ou alchimiste, même le coq sur le clocher n'en revient pas ! La cloche de l'église se tait, le bedeau oubliant l'heure de son service devant la portée de l'affaire. Un passant que nul ne connaît, qui plus est dans la rue principale du village ! Le centre de l'Univers violé par le passage d'un inconnu. Les chiens aboient, les fichus se collent aux fenêtres, les casquettes se figent, tout est aux aguets dans la "rue-morte"...

    État de choc dans le village.
    <o:p></o:p>

    Mais voici que le marcheur s'éloigne, prend la direction de la sortie du village. Dix paires d'yeux derrière des jumelles escortent l'étranger jusqu'à l'horizon. Un héros anonyme le suit même courageusement dans le viseur de son fusil. Sait-on jamais... La silhouette disparaît au loin. Tout est fini. Le village peut reprendre son souffle.<o:p></o:p>

    Un dimanche dont les habitants se souviendront longtemps !<o:p></o:p>

    416 - Un bon rustre

    J'ai un chapeau sur la tête, une pipe dans la poche, de la chique dans la bouche et de l'or dans un coffre. Mais je vous dirai pas où. Croyez-moi, ma canne est plus dure que vos caboches d'assistés, tous autant que vous êtes ! Je ne crains ni les cornus, ni les statues, ni les moustachus. D'ailleurs je suis moi-même barbu avec de la moustache. C'est pas demain que l'on me verra mettre de la cire d'abeille sur ma selle de vélo comme font les jeunots qui tiennent pas dessus ! Je roule à la sueur, vis à l'ancienne, dors au rouge. L'eau est réservée pour arroser pendant l'été. Je vais à l'ombre au fond des bois quand le soleil tape trop fort. Pas besoin de bouton électrique : dans la nature je suis chez moi.<o:p></o:p>

    Je fais mon jardin, mon pain, mon beurre. Jamais malade. Je n'aime pas rentrer dans les villes, c'est antihygiénique. Et puis les citadins n'aiment guère mes senteurs. Je sens la terre, les bois, le jardin de la campagne. Un peu la sueur aussi. Je travaille sans me presser, c'est meilleur pour le moral. Les patates ont le temps, pourquoi j'irai faire la course aux plantations ? Il n'y a que du naturel dans la terre que je retourne. Il faut respecter le sillon. A la ville on mange sous des plastiques. Moi je me nourris sans emballage.<o:p></o:p>

    Les enfants aujourd'hui sont tous des bons à rien. Ils sont habillés avec du chimique sur le dos, engraissés au sucre blanc, gonflés au blé industriel. De mon temps ils allaient au vent avec des bures contre le froid. Ils faisaient pas les difficiles pour la soupe. Ils étaient pas chétifs avec des casques pour aller à vélo.<o:p></o:p>

    J'ai pas la télévision, mais plein d'étoiles à regarder, une cheminée pour rêver dans les flammes, un chat qu'il faut caresser tous les soirs.<o:p></o:p>

    On me prend pour un attardé à la ville. Demain matin ils partiront tous dans leurs usines manger des sucres blancs dans des plastiques pour revenir le soir voir ce qu'il y a dans leur poste de télévision. Demain matin j'aurai quatre-vingt-treize ans. Toujours vaillant. Jamais vu le docteur. <o:p></o:p>

    J'irai faire mes fagots. <o:p></o:p>

    417 - Le moine et la pucelle

    Rien n'y fit. Ni ses courbes lascives à demi dévoilées, ni l'échancrure de son corsage ne parvenaient à détourner le regard du reclus. Vexée devant l'offense faite à sa beauté, la jeune impudente décida d'attaquer de front. Son honneur de vierge étant en jeu, il fallait que le moine fût séduit par sa chair.<o:p></o:p>

    Alliant la gestuelle aux paroles, elle lui fit des propositions immodestes dans l'enceinte du monastère. Imperturbable, l'anachorète continuait à prier. On la chassa sans ménagement. Lui n'avait pas bougé d'un pouce : face à la chaste Vierge vêtue de marbre, il se perdait en adoration, insensible au monde extérieur. Ses prières semblaient l'isoler de toute tentation. S'était-il au moins rendu compte de la présence de cette démone de chair et de dentelles ?<o:p></o:p>

    Elle revint à la charge avec une résolution inébranlable. S'approchant tout près du moine, avec rage et fracas elle déchira son corsage, libérant ses blancs tétins. Puis resta là, idiote avec sa gorge dévêtue devant le priant parfaitement immobile, toujours agenouillé face à la statue mariale.<o:p></o:p>

    Touchée par tant de piété la jeune catin décida de se faire bonne soeur.<o:p></o:p>

    Une fois entrée dans les ordres et ses voeux dûment prononcés, elle apprit que le moine était sourd et aveugle.<o:p></o:p>

    418 - Les ordures du village

    Nul n'appréciait l'étranger. Il avait une tête pas de chez nous, des regards de travers, des idées peu catholiques. Il habitait l'impasse, ne mangeait pas comme les autres, s'habillait comme un diable, priait un dieu lointain. Nous le toisions du regard. Fier, il ne baissait pas les yeux... Insupportable !<o:p></o:p>

    Il n'était pas chez lui et il osait. Chez nous, il osait... Il fallait agir.<o:p></o:p>

    L'intimidation n'ayant rien donné, certains -plus téméraires que d'autres- employèrent la force. Mais l'étranger avait de la pogne et en usa, laissant les assaillants meurtris dans leur honneur. Nous devions venger l'affront. Les humiliés attendirent une occasion. Une nuit ils essayèrent de le prendre par derrière. A plusieurs, c'était quand même plus prudent pensèrent-ils... Mais l'ennemi avait le dos solide. Et puis il était vif, un vrai serpent. Les nôtres essuyèrent un second revers. Plus cuisant que le précédent. Des enfants du pays, battus, rabaissés par ce métèque, cet intrus, ce criminel ! C'était le village entier qu'on humiliait. On était chez nous, et lui là, il osait... <o:p></o:p>

    Nous décidâmes d'en finir : le feu prit chez lui par une nuit sans lune ni témoin. Mais le vent se leva, et les flammes épargnant subitement le foyer du coupable allèrent lécher puis embraser la maison voisine, là où vivaient la veuve et ses trois enfants. Il les sauva du péril. La veuve qui s'était montrée la plus haineuse à son égard n'osa plus le regarder en face. Lui gardait la tête haute. Insupportable ! Nous tentâmes alors de l'accuser d'avoir mis le feu chez la veuve en espérant pouvoir enfin se débarrasser de lui... Les gendarmes l'emportèrent finalement.<o:p></o:p>

    Au soulagement de tous, le condamné finit sur l'échafaud.<o:p></o:p>

    Nous n'aimions pas l'étranger.<o:p></o:p>

    419 - Le nain crapuleux

    Dans ma cave vit un drôle de personnage. Sorti des murs, vivant dans les ténèbres, nourri de haine, assoiffé de misère, un nain crapuleux hante ma demeure. Méchant, pervers, sadique, l'intrus ne cesse de me harceler. La nuit il ricane au fond de la cave, le jour il hurle, crache, mord, insulte quand je descends prendre une bouteille ou du charbon. Heureusement il ne sort jamais de son trou. <o:p></o:p>

    Parfois, excédé par ses cris, médisances et saletés, je lui administre une correction, un fer rouge à la main. C'est que le nain crapuleux est un vrai diable. Une créature étrange et maléfique, un petit monstre insaisissable, un cafard increvable, un rat des enfers, un fantôme de chair et de sang... Avec ses petits os de canard boiteux, ses sarcasmes sans fin, sa voix nasillarde, le nain crapuleux se loge partout, se cache dans les moindres recoins, se fond avec tout décor et me saute dessus, infatigable, irascible, moqueur.<o:p></o:p>

    Il m'arrive de descendre en pleine nuit, un seau d'eau bouillante à la main. Un cadeau nocturne pour le nain crapuleux... Au matin, j'entends ses insultes qui redoublent. Satisfait de ma vengeance, je le laisse hurler. Dans ses pires moments il lui arrive de monter l'escalier de la cave pour m'insulter à travers la porte entr'ouverte. Il faut que je fasse attention à ce qu'aucun visiteur ne le voie. Ce nain est un furoncle dans ma maison. Cantonné à la cave et ses plus proches abords, le nain crapuleux ne me pose pas trop de problème avec l'entourage. C'est juste qu'il m'importune lorsque j'ai besoin d’aller chercher du bois, une bonne bouteille, des patates ou un seau de charbon. Mais armé de mon fer rouge, je ne le crains plus tant que ça avec ses sempiternelles vociférations de diablotin... J'ai appris à éviter ses morsures, à faire un vif écart quand il me saute dessus.

    Pour les cris stridents j'ai finalement résolu le problème en insonorisant la porte de ma cave. Depuis j'ai appris à vivre avec cet inquiétant énergumène habitant le sous-sol de ma maison, sans explication aucune, venu là je ne sais comment ni pour quelle raison. Et impossible à chasser. Mais après tout, il n'est pas si terrible que ça, tant qu'il reste à l'ombre en compagnie des araignées et des rats.
    <o:p></o:p>

    Je sais, cela peut paraître extravagant mais c'est ainsi : j'ai un nain crapuleux dans ma cave.<o:p></o:p>

    420 - Naissance d'une star

    Je m'éveillai dans des limbes de splendeur. Des horizons s'ouvrirent autour de moi, qui s'étendirent, sans bornes. Mon regard alors scruta l'infini. La clarté, l'intelligence, l'émerveillement : tout devint instantanée. Je m'étonnai d'en être étonné. Mais je sus que cela devait être. Je pris la mesure de tout. C'était là ma place, né de ma propre naissance et éternel, fruit d'un principe dont en naissant, je devenais l'auteur.<o:p></o:p>

    Je débordais d'Etre. <o:p></o:p>

    Alors tout fut dit : des particules émergèrent, donnant corps à ma puissance. Nées de n'être encore jamais nées. Créées pour être. Je nommai, cela fut. Les particules s'unirent, des mondes naquirent, des créatures les peuplèrent, des hommes apparurent, qui m'appelèrent Dieu.<o:p></o:p>

    421 - Un nouveau riche

    Par temps sec on le voyait marcher sur son toit en portant un seau d'eau qu'il déversait cérémonieusement sur le faîte. Les jours de pluie il ouvrait portes et fenêtres, poussant des cris douteux au son de sa lyre, une vraie lyre sonore et dorée. Le samedi, c'était jour de hibou : il imitait le cri de l'oiseau du matin au soir.<o:p></o:p>

    Émile était un fada. <o:p></o:p>

    Un peu poète, un peu original, toujours plongé dans ses drôles de rêves. Tout le monde l'aimait dans le village, bien qu'il fût boiteux, paillard et passablement bavard sur ses chaussettes. Un jour le curé vint le voir pour lui proposer une affaire. Du jour au lendemain Émile devint riche comme Crésus. Certains prétendirent que l'abbé serait venu chez lui pour traficoter tous les deux avec le Diable. C'était la première fois que l'on voyait l'Émile vêtu de velours et de soie, il fallait bien douter...<o:p></o:p>

    On le voyait toujours faire l'équilibriste sur son toit. Mais cette fois il se versait du vin fin dans le gosier, se contentant d'évacuer sa vessie sur les tuiles au lieu d'y répandre son habituel seau d'eau de puits. Il chantait toujours aussi faux sous l'onde vernale, mais il faisait grincer sa lyre avec de la dentelle au poignet. Le samedi il rendait toujours hommage à son volatile favori, mais le concert de hululements diurnes portait loin dans le village, amplifié par un puissant haut-parleur.

    Émile était devenu riche, jalousé par certains, ami fidèle du curé, discret sur la provenance de sa fortune bien qu'invariablement prolixe sur la laine qu'il portait aux pieds, fier de porter chapeau et chemises ouvragés, encore plus célèbre qu'avant dans la contrée.
    <o:p></o:p>

    Mais toujours aussi fada.<o:p></o:p>

    422 - Jean-Eugène

    Il tirait grande fierté d'avoir un esprit sain dans un corps chétif : Jean-Eugène marchait de travers mais pensait juste. <o:p></o:p>

    Ses allures de caprin boiteux ne l'empêchaient pas d'avoir des prétentions de séducteur : dès ses quarante-sept ans il se mit en tête d'entreprendre sa première collection de conquêtes féminines. Pour commencer il corrompit la Gertrude, fille de ferme au physique humble, passablement sotte, voire franchement idiote. Puis ce fut au tour de Marie-Albertine, une espèce de souillon, laitière de son état, fille de sa pauvre mère et future crémière destinée à faire carrière dans la laiterie parentale. Presque jolie. <o:p></o:p>

    Ces deux premiers trophées agrestes déçurent notre coquelet qui rêvait surtout de châtelaines évanescentes, de filles de docteurs aux manières compliquées, de citadines adroites dans le maniement de l'éventail, érudites, prenant le thé en levant l'auriculaire... Poussé par la nécessité de coïter avec des mondaines, il alla frapper au premier château rencontré, fut reçu par son hôte tout de dentelles vêtue, but le thé, mangea même quelques biscuits à la cannelle, reparti bredouille mais guère découragé.<o:p></o:p>

    Il se rendit aussitôt chez le docteur de la châtelaine qui avait deux filles, avec le fol espoir d'en séduire au moins une. Malheureusement toutes deux étaient fort laides.

    Il fallait qu'une marquise, une vestale costumée, ou bien une tragédienne, bref une célébrité, lui ouvrît son hymen. Sain d'esprit dans un corps chétif. Sa devise... Sa quête utopique dura quelques années.
    <o:p></o:p>

    Jean-Eugène finit entouré de ses premières amours à la toilette modeste, les seuls sujets d'émoi qu'il pût conquérir charnellement. La Gertrude fut son bras droit. Celui-là précisément qui était débile. Marie-Albertine, sa cuisinière. Spécialiste des soupes aigres. <o:p></o:p>

    Et la châtelaine, un rêve inaccessible.<o:p></o:p>

    423 - La crémière phallocrate

    Elle était laide, méchante, sotte, très douée pour les arts martiaux, incapable d'élever des enfants, excellente dans la pratique quotidienne de la cruauté, médiocre à la pêche à la ligne. Enfin elle ne pesait guère plus que le tiers d'un quintal, ce qui ne fait pas très lourd. Et pour cause : elle était chétive. La crémière avait tout de la vieille fille osseuse acariâtre aux doigts calleux.<o:p></o:p>

    Détail étrange : elle portait aux nues les hommes bien montés, bien qu'elle fût chaste, superstitieuse. D'une piété maladive, hypocrite et malsaine. Elle ne jurait que par la domination masculine. Un jour le fils du châtelain, oisif pédant et inutile à la main lisse proposa à la crémière d'enfiler ses gants blancs avec mépris avant de la besogner charitablement (il avait pitié de cette gueuse délaissée), puis de cracher sur ses fromages pour se donner un genre, avant de repartir l'âme légère d'avoir pu faire une si belle, si mâle action...<o:p></o:p>

    La vile ne refusa point l'odieux marché. Elle perdit avec grande joie son honneur entre fromages de chèvres et lait caillé. Lui, gagna l'estime du laideron qui pour le récompenser lui glissa deux ou trois fromages secs dans la poche. Le lendemain le galant mourut d'une mystérieuse maladie.<o:p></o:p>

    Nul ne décela dans les fromages de la "belle" un léger parfum de sortilège...<o:p></o:p>

    424 - La tendresse

    La tendresse, ce ne sont pas ces niaiseries si souvent évoquées. <o:p></o:p>

    La tendresse, la vraie, la mâle, virile, mûre tendresse, c'est la gifle hautaine du sybarite contre la joue de la gueuse sur qui dans un magnifique élan de charité mêlée de pitié il daigne se pencher, loin des us mièvres qu'adoptent les âmes amollies.

    La gifle du dandy réveille l'indigente qui la reçoit, elle sonne comme l'airain dans l'air frais du matin, claque comme un drapeau après la bataille, vivifie le sang, cingle le coeur léthargique. C'est un grand honneur pour une femelle que d'être méprisée avec tendresse par un seigneur. C'est une grande élévation pour le seigneur que de condescendre à abaisser le regard sur la misère (l'état de féminilité étant en lui-même une misère, une déchéance naturelle), de la rudoyer pour mieux s'en repaître quand, ainsi malmenée, elle prend conscience de sa petitesse, pitoyable.
    <o:p></o:p>

    Le maître, lorsque l'objet de ses attentions se fait soudain vermine, étend sa dextre magnanime jusqu'à la joue déchue et frappe, anéantissant d'un seul revers de la main toute prétention à la fierté, à l'amour propre, qui serait une offense au principe-même de tendresse.<o:p></o:p>

    Car la vraie tendresse c'est le renoncement de l'être faible face à son seigneur et maître, la totale soumission à sa cause. La tendresse, c'est l'abandon sans artifice de celle qui s'y adonne. Abandon de la déshéritée à son mâle souverain.<o:p></o:p>

    425 - Un abruti fini

    Le père Eugène est un ancien combattant des tranchées de la "14". Quand il raconte ses souvenirs de guerre, il à la larme à l'oeil. A force de rire. <o:p></o:p>

    Il s'esclaffe en racontant ses anecdotes triviales de bidasses, inconscient des horreurs vécues dans la boue de Verdun. Il narre, joyeux, sa folle jeunesse sous les obus, le pinard des tranchées, le Boche qu'on tirait comme un lapin en faisant des paris avec les copains, intarissable sur ses coups pendables, se vante de ses succès en permission, prétend qu'il paradait fièrement au bras des filles, exagère ses faits d'armes, se souvient avec tendresse des chants paillards précédant les assauts, se remémore, hilare, les champs de bataille quand il fonçait sur l'ennemi, toujours rond...<o:p></o:p>

    Il avale sec sa gnôle le père Eugène, trinquant à ses souvenirs, l'air nostalgique :<o:p></o:p>

    - " Ha ! C'était quelque chose les tranchées mon gars ! Ca y allait. Pis ça pétait de tous les côtés ! Y sortait du Boche de partout. Ca mitraillait dur. On avait la trouille, mais que ce qu'on rigolait mon gars ! Fallait nous voir courir comme des lièvres... Ha ! Dans ce temps là j'avais des pattes pour la course, c'est pas comme maintenant. Tu penses bien, à cent-un an... C'est pus comme avant,  hein ? Fallait le faire quand même, quand on y pense... Ha ! Ca y allait dans les tranchées ! "<o:p></o:p>

    Toute sa vie durant, et ce depuis bien avant qu'il soit envoyé dans les tranchées, le père Eugène a tiré sa substance vitale des mamelles de Bacchus. Habité par le dieu Gnôle du matin au soir, analphabète, inculte, ignare, le père Eugène passe cependant pour un héros sous prétexte qu'il a connu les tranchées. Pion de base imbibé en permanence de mauvais vin, Eugène aurait tout fait pendant sa jeunesse pourvu qu'on le lui ordonnât, pourvu qu'on le ravitaillât en pinard républicain : casser du Boche, envahir l'Espagne, coloniser les Nègres, conquérir le monde, pour lui aucune différence. Bien rigoler entre bidasses, voilà l'essentiel.<o:p></o:p>

    Il est jovial le père Eugène. Tout le monde l'aime bien.<o:p></o:p>

    Il faut quand même reconnaître qu'à cent-un an, cet ivrogne d'Eugène est un parfait, définitif, irréductible abruti.<o:p></o:p>

    426 - La pleine lune

    Elle se lève sur l'horizon avec un visage pâle, des joues enflées, une tête molle. Elle monte et survole forêts, routes, villages en rapetissant, devient plus vive à mesure qu'elle s'élève. Parvenue au zénith, l'oeil pétillant, le front clair, elle crache comme une vipère sur les oiseaux de nuit qui la contemplent en rêvassant. Éblouissante, muette comme une taupe, féline dans son empyrée, elle plane au-dessus des têtes, ricaneuse.<o:p></o:p>

    Elle miaule dans le ciel, les spectres l'entendent. Les hérissons sont ses confidents, les hiboux ses messagers, les tombes ses miroirs. Marmoréenne, duveteuse et sépulcrale, elle étincelle d'un seul feu. C'est une flamme mourante que ravivent à chaque instant les moribonds de la Terre. Asile des trépassés, refuge des âmes envolées, l'astre est un vaisseau hanté. Des fantômes sont à la barre : elle vogue, naviguant à vue, myope, stupide.<o:p></o:p>

    Belle comme une morte, séduisante avec ses cheveux de sorcière, charmante avec son sourire hypocrite, amoureuse comme une pieuvre, la mélancolie est son royaume. Déesse inquiétante, fauve céleste, oiseau sidéral, caillou plein d'éclat, la Lune depuis la nuit des temps chante sa complainte à l'Éternité.<o:p></o:p>

    427 - Le casino

    Quand j'entre dans un casino, mon coeur se met à battre et je tremble, fébrile. Avec cette impression de passer les portes solennelles d'un doux enfer. Dans les clartés enfumées où je pénètre -la fièvre aux tempes- et sous les clameurs des machines à sous, j'aperçois parfois de vieilles connaissances : mes rencontres de la veille. Des frères et soeurs de jeu. Anonymes dans le vice. <o:p></o:p>

    Il y a des têtes d'abrutis, des mines défaites, des gorges déployées, des yeux éteints, des regards qui brillent, de laides filles et d'exubérantes baronnes, des catins glaciales et de vertueuses débauchées, des vieux messieurs, des dames, des demoiselles, des loups de mer cyniques et des novices à la peau tendre. <o:p></o:p>

    Ce sont mes amis. Des vautours qui me tournent autour attendant que je quitte mon bandit manchot après lui avoir laissé mon capital, avec l'espoir vénal, infâme et partagé de récupérer ma mise abandonnée à la machine. Nous sommes du même monde eux et moi : celui des éternels perdants. Ca n'est pas la faune, non. C'est plus aimable que ça. C'est une population de pauvres gens, de riches en rêve qui oublie le monde sous des luminaires dorés.<o:p></o:p>

    Ici les sourires sont crispés, les mains moites, les heures fluides, les secondes cruciales. Le temps est paradoxal : le cadran se fait oublier mais les minutes sont vertigineuses. Seul compte le verdict des rouleaux, chargés de sens. Tous espèrent voir s'aligner sur l'écran les trois sésames d'or et de plastique donnant droit au pactole. Le casino : un univers clos sans cesse au bord du drame. <o:p></o:p>

    Au casino n'importe qui peut laisser sa maigre fortune au joueur suivant qui prend sa place, plus chanceux. Au casino c'est le hasard qui tire les ficelles. De ces lieux obsessionnels le joueur ressort les poches vides mais la tête haute car, je l'ai remarqué à force de côtoyer ces établissements, tout perdant qui se respecte a certes peu de sagesse mais beaucoup de fierté. <o:p></o:p>

    428 - Un retraité honnête

    Marcel Laval est un honnête citoyen, retraité, bon père de famille, patriote, pas mauvais époux, excellent ami, jovial, correct avec le monde, sobre, travailleur. En plus il vote modéré. Il est tolérant, il aime sa vieille mère, son chien, la pêche à la ligne, les vacances au bord de la mer. Il cultive une passion pour les trains en modèle réduit. <o:p></o:p>

    Marcel Laval est un brave type sans histoire. <o:p></o:p>

    Il y a quarante ans des atrocités ont été commises pendant la guerre d'Algérie par la soldatesque française hilare. Abominations de toutes sortes : viols, meurtres, enfants éventrés... Qui ignore encore l'odieuse musique ? Marcel Laval est un homme bon. On l'a toujours su révolté par ces méfaits historiques. Marcel Laval aime sa femme, ses enfants, sa Patrie. Il croit en Dieu. Depuis quarante ans cependant il porte un secret lourd comme un calvaire. Personne d'autre que lui ne sait, pas même sa chère épouse. <o:p></o:p>

    Sauf peut-être le Diable. <o:p></o:p>

    Au fond de sa conscience il le sait bien Marcel Laval qu'il y a quarante ans, tout bon petit retraité qu'il est, il ne faisait pas moins partie des soldats français qui se sont adonnés à l'ignominie.<o:p></o:p>

    Marcel Laval est mort, on l'a enterré sans faire d'histoire. Ses petits enfants l'ont pleuré. Sous la tombe les vers le rongent.<o:p></o:p>

    Ayons pitié de lui car ce sont les vers du remords. <o:p></o:p>

    429 - La régression du beau sexe

    Je ne comprends pas les femmes qui veulent imiter les hommes. Elles veulent travailler. J'ose considérer que dans notre société le travail féminin est synonyme d'abrutissement, d'esclavage, d'échec, de malheur. Dans une société riche, évoluée, les femmes doivent-elles rétablir leur honneur en se croyant obligées de courber le dos ?<o:p></o:p>

    Lorsqu'une femme travaille, où est le progrès pour elle ? Ne choit-elle pas de sa naturelle et glorieuse assise pour se retrouver dans un monde parfaitement   trivial ? Obligée de se commettre dans des activités domestiques digne de la valetaille pour vivre... Au fond des cavernes de nos lointains aïeux, il me semble que la femme était socialement mieux lotie que sous notre république cruellement égalitaire...

    Jadis, bien avant de devenir aussi sotte que de nos jours, la femme régnait sur les âmes et intriguait en société par sa seule beauté. Aujourd'hui elle doit descendre dans l'arène et suer auprès des mâles prédateurs.
    <o:p></o:p>

    Mes détractrices dénigrent les moeurs du Moyen-Age ? Pourtant en ces temps bénis les femmes qui avaient la chance d'être belles étaient traitées comme des princesses par leurs courtisans fortunés. En ces temps les femmes bien faites n'avaient pas besoin de s'abaisser à travailler. Leur fortune était faite dès les premiers signes de leur rayonnante féminité. <o:p></o:p>

    Mais de nos jours ? De nos jours les belles femmes exigent d'être traitées comme des paysannes et renoncent à leurs droits innés d'être célébrées pour leur seule beauté.

    Lorsque les jolies femmes préfèrent perdre leur temps dans les bureaux plutôt que de se laisser entretenir, où voyez-vous le progrès ?
    <o:p></o:p>

    Le travail est fait pour les paysannes, les grossières, les vieilles et les laiderons. Pour ces femmes-là, courageuses, ayant le sens du sacrifice, le travail est méritoire. Mais pour les autres qui l'exercent, pour les femmes qui ont la chance d'être belles, je le considère comme une infamie. Hélas ! cette infamie est élevée au rang de vertu par notre société moderne. <o:p></o:p>

    Un comble !<o:p></o:p>

    430 - Fleur de Patate

    On l'appelait "Fleur de Patate". C'était une belle jeune fille aux manières ignobles. Visage vénusiaque, corps de statue, Fleur de Patate éructait comme un sanglier, se dégorgeait les boyaux sans façon, bâfrait en faisant des bruits de coche affamée. Chez Fleur de Patate la hideur des us se conjuguait avec l'éclat le plus pur.

    J'aimais Fleur de Patate. Non qu'elle fût belle au point de me faire oublier ses moeurs infâmes, mais elle me faisait rêver avec son chant mélodieux. Sauf qu'elle chantait d'indicibles paillardises (qu'elle composait elle-même). Pour autant, la voix de cristal portait bien au-delà de la fange où son auteur se vautrait : elle pénétrait les âmes, traversait les coeurs, résonnait chez l'auditoire comme une prière. Et si ses chansons heurtaient les sensibilités les moins prudes, les plus aguerries, la façon qu'elle avait de faire vibrer dans l'air le son des mots "couilles", "tripailles" ou "zobinard" avait quelque chose de divin.
    <o:p></o:p>

    La morve, l'excrément, les vomissures, les humeurs les plus répugnantes émanaient quotidiennement de cette Vénus. Ce qui faisait s'interroger les philosophes, douter les amants, médire les laides, mentir les traditions, remettre en question bien des certitudes.<o:p></o:p>

    En compagnie de Fleur de Patate -privilégiant son aspect le meilleur- je me sentais au sommet de moi-même. Sa voix m'ouvrait des horizons célestes insoupçonnés. J'écoutais sous les étoiles le chant de la sirène, béat. Et les "couillasseries", les "dégorgeux-du-zob", les "tripaille-moi-la-couillarde" et autres "Alphonse-la-triquaille-à-gueuse" qui sortaient d'une si jolie gorge résonnaient de manière éthéréenne sous les astres. <o:p></o:p>

    Mystère insondable de ce monde où la Beauté triomphe de la laideur sous les pires apparences...<o:p></o:p>

    431 - Gueuvers

    "Gueuvers", contraction commode et ironique de "gueule de travers", désignait le héros de cette histoire. Affligé d'un bec de lièvre, Gueuvers n'en était pas moins un homme mauvais. Le sobriquet cruel qu'il avait hérité n'était pas indu. L'on était en droit d'espérer de la part d'un tel personnage que la naissance avait si peu avantagé un minimum de bonté qui eût inspiré compassion. Hélas ! Gueuvers était un homme né sous l'aile du fourchu, bec de lièvre ou pas. Son infirmité le rendait plus bête, plus ignoble encore.<o:p></o:p>

    Ses ennemis s'en donnaient à coeur joie, la méchanceté innée du disgracié justifiant leurs vengeances. Ca commençait par les enfants, cruels par nature, qui avaient trouvé là le bouc-émissaire idéal à travers qui canaliser les débordements joyeux de leur jeunesse. Les belles quant à elles raillaient sans retenue cet éternel tue l'amour comique à force de laideur. Les hommes faibles lui crachaient au visage de loin. Les bûcherons le menaçaient de leurs haches. Les vieillards le maudissaient, brandissant leurs cannes. Les chiens eux-mêmes ne se privaient pas du plaisir d'aiguiser leurs crocs dans ses pantalons.<o:p></o:p>

    Un jour Gueuvers s'enticha de la fille du châtelain, la plus jolie créature qui fût de toute la contrée. Foncièrement pervers mais ne manquant pour autant ni d'audace ni de panache, promptement il partit demander la main de la belle. Il fut reçu par une volée de bois vert par l'aristocrate qui lui offrit ensuite le thé avec toutes les politesses dictées par son rang. Sa difformité buccale aggravant les choses les plus anodines, il but son thé bruyamment en bavant devant la belle.<o:p></o:p>

    Les épousailles n'eurent pas lieu. Geuvers repartit du château toujours aussi pauvre de sa solitude et de son bec de lièvre mais riche d'un nouveau sobriquet : Geuvers-la-bavure.<o:p></o:p>

    432 - Les saintes gens

    Une espèce pie m'insupporte plus que toutes les autres : celles des vieilles âmes engoncées dans leurs moeurs sinistres. Saintes gens qui ont la Beauté en horreur, la poussière pour compagnie, qui chérissent la souffrance, la tristesse, la bêtise dogmatique ainsi que leur nombril de pieux asexués... <o:p></o:p>

    Ces modèles de vertu vivent dans une chasteté funèbre et morbide qui sied parfaitement à leur existence de renoncement hypocrite. Les apparences sont leur salut. Ces petits saints du quotidien vivent dans la pénombre par souci d'économie, dans la méchanceté gratuite par habitude, dans l'austérité par vanité. Leur visage émacié est celui d'un cadavre, leur lit ressemble à un caveau, leur joie consiste à contempler leurs chères, saintes, consacrées douleurs.<o:p></o:p>

    Ces bonnes âmes parlent de Dieu en serrant des dents, des enfants avec une badine dans la tête, de l'amour avec une flamme mauvaise dans l'oeil. L'amour, leur plus grand ennemi... Obsédés de sexe, pervers et dénaturés, ces adversaires du plaisir ne supportent pas la vérité. La moindre flèche les blesse, pour peu qu'elle soit juste, droite, nette.<o:p></o:p>

    Ces tristes sires en question portent soutane, baisent cérémonieusement croix de fer, bagues d'or d'évêques et pieds papaux, font des sermons moralisateurs le dimanche. Ils prônent la sobriété l'haleine chargée de vin de messe, vont voir les prostituées en discutant âprement leurs prix, confessent les petites filles dans leur chambre, distribuent aux pauvres bonnes paroles, aux nantis argent des quêtes.

    Méchants petits abbés de province qui enseignez le mal de vivre, la misère et le néant, vous avez engendré assez de collectionneurs de Vierges en plastique, d'abstinents et de névrosés de la croix. Que les vivants et les morts vous prennent en pitié.
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    Moi je vous ai pardonné : vous avez ôté vos masques à travers ma plume. <o:p></o:p>

    433 - Défense de la sottise

    La sottise est le dernier rempart efficace contre la suprématie inique des beaux esprits qui ne gagnent leur cause qu'avec la lâche, fourbe, insidieuse subtilité de leur pensée.<o:p></o:p>

    L'intelligence est torve, sinueuse, secrète. La sottise est franche, directe, claire. L'intelligence aime les énigmes, se complaît dans le mystère, se masque avec éclat. La sottise méprise l'obscurité, fuit l'hermétisme, se dévoile sans ambages. La sottise n'a rien à cacher, rien à prouver, rien à vendre, tout à perdre. Donc rien à gagner. L'intelligence caresse, séduit, convainc avec des fioritures de langage. La sottise cogne. Elle n'use d'aussi vains détours indignes de tout bon sot qui se respecte.

    Le sot aime les carottes, les navets et les soupes chaudes. Le bel esprit ne se préoccupe que d'affaires qui ne se mangent pas. Et qui vient se plaindre de crever de faim quand vient la bise ? Le sot ne porte pas le regard plus loin que son sillon. Le bel esprit le raille. Et qui vient crier famine l'hiver venu ? Le sot n'argumente pas, il frappe. En cela les faits lui donnent toujours raison, la loi en vigueur ici-bas étant celle du plus fort.
    <o:p></o:p>

    Les sots ignorent l'alchimie étrange de la terre mais eux au moins y font pousser patates, poireaux, tomates. Les sots ne savent rien des mystères cosmiques, mais ils ont de quoi tenir l'hiver. Ils n'ont rien dans la tête mais tout dans les poings.

    Les sots n'ont pas d'amis mais plein de bois pour leur feu. Ils sont seuls mais heureux de l'être. Ils sont dépourvus d'intelligence et sans malice, sans ironie, sans vanité peuvent s'en vanter.
    <o:p></o:p>

    434 - Mélancol

    Il aurait pu être baptisé Tristan, Eplore ou Luciole. <o:p></o:p>

    Mélancol fut préféré. Une naissance sous le signe de la ronde Lune avait déterminé ce choix. Il avait le regard triste des enfants rêveurs, la moue plate pareille aux statues de plâtre, la mine pâle qui sied aux délicats. <o:p></o:p>

    C'était une onde, un parfum, un sable fin, un fil au vent. Il riait sous la pluie, pleurait dans la nuit, chantait dans les herbes folles.<o:p></o:p>

    Mélancol aimait le mystère, le silence, la solitude. Lors de ses retraites poétiques il avait pour seules compagnies les nuages, les feuilles mortes, les oiseaux lointains et un ou deux chats frêles. Énigmatique, doux et sauvage, Mélancol fuyait les gens. Il préférait lire dans les bois, s'évader dans les cimetières, rêver au bord de l'eau.<o:p></o:p>

    Mélancol un jour fut retrouvé mort, face contre ciel, yeux ouverts, bouche béante. Sa mort fut mise sur le compte de la tristesse.<o:p></o:p>

    En vérité Mélancol avait succombé à la Poésie.<o:p></o:p>

    435 - Oiseau drosophile

    J'ai une femme laide, un chien véreux, des amantes superbes, brillantes, fortunées, un notaire efféminé, quelques hectares de patates. Et puis des lingots de bois. Je roule en Dior, me vêts en argent, mange chez mon garagiste. Je fume du Château-Renard, me parfume au hêtre, bois en vain. <o:p></o:p>

    J'honore marquises déchues, scélérates à particule, gueusaille enrichie. J'ai un vice : j'aime avec retenue. Je besogne le beau sexe avec des pincettes, prends mes desserts avec des gants, dors sans assurance-vie. La femme est ma perte, Henri IV mon ancêtre, son cheval blanc ma bête noire, le firmament ma voûte.

    Je descends de mes aïeux, monte mes escaliers, m'attarde sur mon sort. Et passe ainsi le temps, lorsque je ne jacasse pas au sujet de mon col, car il faut dire que je sors en queue de pie.
    <o:p></o:p>

    Certains me trouvent étranglé, barrique, un peu broque. Ni étrange, ni baroque, ni en briques : je m'appelle Raphaël Zacharie de Izarra. Je ne vois rien de particulier à cela. Les gens disent n'importe quoi. <o:p></o:p>

    Pendant ce temps-là moi je brille à vue.<o:p></o:p>

    436 - Petites terreurs du dimanche

    Je pénètre dans la cour de la maison abandonnée. Tout est triste et serein. Comme un animal crevé, la demeure a desséché : toit de chaume troué, murs fissurés, installations électriques rouillées, portes béantes. Un lieu coupé du monde. Au milieu de la cour, éventrés, des vieux matelas fangeux dégageant une odeur âcre. Le soleil d'été ajoute de la mélancolie aux lieux, une atmosphère paisible.

    Soudain, une sonnerie de téléphone !
    <o:p></o:p>

    Je pousse la porte de la pièce d'où émane l'alarme stridente. Au milieu de la pièce, gisant par terre, un vieux modèle de téléphone, le fil coupé. L'appareil sonne tout seul. Je décroche :<o:p></o:p>

    - "Al... Allô ?" balbutié-je, interloqué...<o:p></o:p>

    Dans l'écouteur, une voix suraiguë, excitée, sardonique me répond :<o:p></o:p>

    - "Allô, bonjour Raphaël ! Alors comment tu la trouves la maison des six-vents ?"<o:p></o:p>

    Je lâche aussitôt l'écouteur et m'enfuis, épouvanté ! Mais la porte un instant plus tôt éventrée, ouverte aux vents et aux visiteurs s'est transformée en un épais couvercle de cercueil qui me barre la route. La poignée est en or. Qui plus est finement ouvragée... Peu importe ! Impossible de sortir. Un feu s'allume spontanément dans la cheminée. Dans la flamme un visage se forme, insoutenable. Ses yeux me fixent, et le sourire qu'il m'adresse est indicible. Je détourne le regard. La flamme à présent ricane d'une voix sonore. Sur l'étagère de la cheminée, un bébé pleure : en fait c'est une vieille poupée démembrée qui geint. Ou qui rit aux éclats, comment savoir ? M'adressant à tous les fantômes qui m'entourent :<o:p></o:p>

    - "Que me veux-tu poupée du Diable ? Et toi tête infernale, cesse tes ricanements imbéciles, détourne ton regard atroce !"<o:p></o:p>

    Et voilà que le téléphone me répond... La sonnerie reprend, plus terrible que jamais. L'appareil fait résonner la pièce de ses clameurs perçantes. S'y ajoutent des rires, des hurlements, des éclats de toutes sortes émanant des murs, de la cheminée, des fenêtres closes. Et le visage dans le feu qui fait des grimaces monstrueuses... Il fait sombre dans la pièce, mais bientôt le feu jette des lueurs horribles sur les murs décrépits. Le visage étrange et pervers se projette sur le couvercle du cercueil qui fait face à la cheminée. La poupée démembrée tourne la tête vers moi, et de sa voix ridicule et effrayante :<o:p></o:p>

    - "Raphaël, je te propose une partie d'échec ! Le perdant sortira d'ici libre, le gagnant se retrouvera dans la cave de cette demeure... Si tu me libères de cette maison, c'est toi qui sera à ma place sur la cheminée, et moi, moi je courrai les vents dans les champs, les champs, champs, champs-champs... Et tu vois le feu, le feu des vents de la radio qui met en pleurs tes angoisses, et de la chaise montante qui descend et roule-roule ses roulettes enrayées aux fleuves amers et les mers des mêmes mémés mortes à même d'émettre mes mètres aux maîtres d'acier..."

    Je mets fin aux propos incohérents de la poupée en la fracassant contre le mur. Sa tête éclate dans un bruit spongieux. Du "sang de poupée" éclabousse la paroi moisie. Une idée me vient : avec le doigt, fébrile, j'écris en rouge sur le couvercle du cercueil qui me barre toujours le passage : OMAR, OUVRE TOI !
    <o:p></o:p>

    En un instant je suis dehors, en plein soleil. Silence total. Pas un bruit. Le couvercle du cercueil a disparu. Tout est redevenu comme si rien ne s'était passé. Je repars comme je suis entré : à pas feutrés. Comme si rien ne s'était passé, décidément...<o:p></o:p>

    Derrière moi la maison abandonnée gît sous le soleil d'été, muette, paisible, presque anodine. Je me retourne : vraiment, rien ne semble s'être passé sous ce toit effondré aux murs lézardés. Mais je n'ai pas rêvé. Les fous et les romantiques croiront s'ils le veulent à mon histoire, les autres riront, mais pour ma part je préfère encore ne plus y songer et laisse à qui voudra le résoudre le mystère de la maison abandonnée.<o:p></o:p>

    437 - Septembre

    Septembre, enfin !<o:p></o:p>

    Saison des glas, mois des retours, royaume de la mélancolie, septembre enchante les âmes d'envergure de ses parfums d'encens, de ses teintes funèbres, de ses violons mornes. Septembre fait fuir les couleurs immodestes de l'été, chasse les chants impies de la viole, ôte aux femmes leurs robes légères, les farde de terreau. <o:p></o:p>

    Fertile, contemplatif et horticole, septembre a raison des vanités estivales. <o:p></o:p>

    En septembre les cigales méditent, les jardins se fanent, les cimetières s'embellissent. Septembre est un verger d'humus, une promesse de mort, l'éden des incarnés, l'hymne des luthistes, la récompense des éplorés, la vengeance des vendangeurs.<o:p></o:p>

    Bacchus, Euterpe et mon voisin de palier sont les hôtes de septembre : le neuvième mois assoiffe les affamés, dénoue les langues, rapproche les frileux.<o:p></o:p>

    En septembre les marbres s'allègent des feuilles tombées, le vent endort champs, arbres, hommes. La terre berce les défunts, prolonge les racines, s'enrichit de fleurs mortes.<o:p></o:p>

    Et moi je renais.<o:p></o:p>

    438 - L'autorité du chapeau

    Il ne savait ni lire ni écrire, ajoutait de la gnôle à sa soupe, puait comme un diable, titubait comme un imbibé qu'il était, chiquait du mauvais tabac... Cela dit il portait le plus haut chapeau du village, aussi était-il respecté, jalousé, craint. Il avait pour lui de porter comme un chef son grand chapeau sur la tête... Homme devenu puissant, important depuis qu'il avait trouvé ce vieux haut-de-forme dans son grenier, le père Chaudot usait de son nouveau pouvoir sans retenue. <o:p></o:p>

    Il exigeait de sonner les cloches de l'église, de faire partie du cercle intime des notables, d'ouvrir la cérémonie du 14 juillet, de fermer les portes de la mairie, de seconder le premier adjoint, de serrer la main du garde-champêtre, de l'employée de mairie, et même du pharmacien ! <o:p></o:p>

    Homme devenu respectable, en tout cas homme au chef dûment couvert de feutre et de prestige, ce qui était déjà beaucoup au village, le père Chaudot passait pour LA personnalité locale, jetant une ombre insolente sur la renommée du maire fraîchement élu. Ce dernier ne portait d'ailleurs qu'un plat béret.<o:p></o:p>

    Le maire peu à peu était descendu dans l'estime de ses administrés. Descente proportionnelle à la hauteur du chapeau de son rival. Bientôt ce fut le père Chaudot qui sembla faire la loi au village : c'est lui qu'on invitait à dîner, lui qu'on admirait, lui qu'on écoutait.<o:p></o:p>

    Six ans plus tard le père Chaudot, bien qu'il fût analphabète, incapable et passablement altéré par la gnôle, fut élu maire du village.<o:p></o:p>

    439 - Miracle dominical

    A la messe du dimanche matin il se passe de temps à autre des petits miracles : sous les voûtes d'une cathédrale prestigieuse ou d'une humble église de campagne la grâce peut soudainement descendre, faire frémir les statues, briser la pierre des coeurs.<o:p></o:p>

    Face aux fidèles un visage apparaît, au regard plein de pureté. Celui d'un enfant ou d'une jeune fille. Silhouette diaphane sous la lumière des vitraux... Alors les lèvres se tendent, une voix fluette s'élève, fervente. Et sème au vent de l'esprit une prière qui emplit tout l'espace, fait oublier et le passé et les jours à venir. Et une minute durant abolit même l'épouvante de la mort, fait désirer les sommets de l'autre monde. <o:p></o:p>

    Là, le Ciel brouille ma vue, éclaircit mon esprit.<o:p></o:p>

    Ce chant en solo m'émerveille, me trouble, me bouleverse, entraîne mon âme dans les hauteurs rares de ses savants aigus. Le visage de l'interprète au timbre cristallin devient radieux sous l'effet de la pieuse harmonie. Une parcelle d'éternité passe à travers la gorge frêle. <o:p></o:p>

    C'est le chant de l'ange.<o:p></o:p>

    440 - Ernestin ou le sexe fort

    Il ne jurait que par les femmes couillues : Ernestin aimait les ogresses. Lui-même terrassier de délicate constitution, il avait la prétention de faire ployer les créatures faites de bois dur. De sa voix de fausset Ernestin adressait ses galanteries à de musculeuses fermières, à d'indociles maîtresses de maison, à de viriles bûcheronnes.<o:p></o:p>

    Certaines riaient de bon coeur de ce frêle homme au discours si hardi. D'autres raillaient plus férocement ce petit mâle prétentieux se livrant non seulement à des travaux de force, mais encore à de ridicules séductions. Alors Ernestin piqué au vif, l'oeil égrillard, prenant des airs de coq, se faisait fort de prouver sa vigueur à ces dames de chêne. Et c'était chose inouïe que cet organe qu'il leur présentait aussitôt ! Avec son manche de pioche entre les mains, Ernestin le terrassier chantait comme un rossignol.<o:p></o:p>

    Il les captivait littéralement avec son bel appareil vocal. Gorge déployée, empoignant avec fièvre son instrument de travail, Ernestin poussait, forçait la voix pour mieux séduire son auditoire de colosses. Il chantait à tue-tête, et bientôt les matrones s'attendrissaient.<o:p></o:p>

    Elles demeuraient longuement auprès de ce gallinacé au si beau panache. Jusqu'à ce que, lui-même épuisé par ses roucoulades savamment modulées, finisse son récital en apothéose, se répandant en longs jets phoniques, crachant son cocorico ultime le coeur battant, les tempes humides, sa hampe à la main.<o:p></o:p>

    Ernestin le gracile, terrassier à la pioche infatigable, pouvait se targuer d'honorer les fortes dames de son bec mélodieux.<o:p></o:p>

    441 - Jésus de Vire

    Elle partit de Vire comme une andouille pour se rendre à Lourdes en quête de miracle. Ce dernier eut lieu : elle dépensa une petite fortune en objets de dévotion qu'elle se mit à chérir imbécilement, elle qui d'ordinaire était si avaricieuse.

    De retour à Vire la sotte femme prit un amant de passage. Celui-ci l'engrossa en le faisant exprès, puis la quitta par inadvertance. Elle enfanta d'un mâle qui fut baptisé "Jésus".
    <o:p></o:p>

    Jésus grandit à Vire entre vierges en plastiques remplies d'eau de Lourdes et mère peu dévouée. Il devint sonneur de cloches à l'abri du besoin. Monsieur le curé -homme fier, austère, injuste, violemment antistatique- en fit un parfait paillard, alors qu'il prônait avec ardeur l'abstinence lors de ses sermons.<o:p></o:p>

    Au pays des pommes Jésus de Vire passait pour une poire. Maladroit, cruel, aliéné par la folle piété de sa génitrice -vraie bigote à l'opposé de la mère castratrice-, homosexuel peu refoulé, esprit tordu bien que faible, Jésus de Vire visita Lourdes vers sa vingtième année. Là, il reproduisit aussi fidèlement que possible le parcours de sa mère. De son union passagère avec une amante oublieuse, il hérita d'un fils, Joseph. Ce fut le nom presque involontaire que la mère donna à sa progéniture avant de l'abandonner à son géniteur.<o:p></o:p>

    A Vire désormais vivaient Jésus et Joseph, derniers d'une lignée détonante.<o:p></o:p>

    442 - Un homme honnête

    Monsieur Richard est gras, gros, riche.<o:p></o:p>

    Non content d'avoir l'argent, le pouvoir, la gloire, il a aussi la loi avec lui. Satisfait, comblé, repu, il s'adresse avec dédain à ses semblables moins fortunés. Monsieur Richard est honnête, courageux, égoïste. Il aime sa femme, sa patrie, son confort.<o:p></o:p>

    L'or l'attendrit, la misère l'endurcit : monsieur Richard est un homme sans pitié. Travailleur, railleur, obstiné, sévère et exigeant, il ne supporte pas l'oisiveté. Pour lui tout pauvre est inactif, tout actif est théoriquement bien portant, casé, heureux. Monsieur Richard travaille, agit, écrase.<o:p></o:p>

    Son credo : l'argent. Ses moyens : l'argent. Son but : l'argent.<o:p></o:p>

    Monsieur Richard ne fait pas de quartier : les pauvres méritent leur sort, les riches ont droit au respect. Les juges lui donnent raison, les puissants le soutiennent, les gens de la rue l'envient. Personne ne l'aime, tout le monde le respecte : monsieur Richard est gras, gros, riche.<o:p></o:p>

    443 - La tombe

    Je flânais sous la Lune, m'égarant avec délices sur des terres que je n'avais plus parcourues depuis des lustres, que je reconnaissais vaguement. Sur mon chemin de hasard je croisai une tombe qui sous l'effet de l'astre jetait une ombre funèbre. L'humble croix de bois se dressait dans la campagne. Étrange, jamais je ne l'avais remarquée auparavant...<o:p></o:p>

    Intrigué, je m'approchai... J'y lus le nom d'un ermite que j'avais bien connu jadis. Ainsi ce vieux fou était mort ! Selon sa volonté il avait été mis en terre là où il avait vécu : nulle part, loin de tout. Une vie simple, admirable en vérité. Alors me revinrent les souvenirs de ce passager hors du temps, à l'écart du monde, épris d'idéal.

    Sa piété était grande, sa joie spirituelle immense, son antre minuscule. Il vivait comme un pauvre, riche de son renoncement. A l'époque, admiratif, méfiant et amusé, j'écoutais ses histoires, toujours belles, inspirées, mystiques. Mais chimériques pour l'hérétique que j'étais.
    <o:p></o:p>

    Je m'attardai sur sa tombe, affligé de constater qu'une vie aussi glorieusement incarnée, honnête, saine, se nourrissant d'altruisme, de prières, d'espoir pouvait s'achever misérablement sur la pourriture. Peu réjouissante condition humaine qui me laissait perplexe, désabusé.<o:p></o:p>

    Je décelai une fissure sur la dalle. Le pauvre illuminé était mort depuis si longtemps... Machinalement je posai le pied à l'endroit de la fissure. Alors il se passa une chose extraordinaire, inimaginable : mon talon s'enfonça, la pierre se fendit, le gouffre macabre s'ouvrit. L'épouvante me gagna, très vite remplacée par l'incrédulité, l'ébahissement, l'émerveillement : de la tombe surgit un puissant geyser de ciel bleu, un pur jaillissement d'azur, une éblouissante irruption de bleu, un torrent de lumière d'une beauté inouïe ! Un rayonnement de bleu intense dans le silence de la nuit qui dura deux minutes tout au plus. Phénomène inexplicable et pourtant réel qui devait bouleverser le cours de mon existence.<o:p></o:p>

    Ces flots azurés sortant de la sépulture m'avaient raconté là un grand mystère que j'étais loin de soupçonner. Tant d'évidence ne pouvait me laisser de marbre. Touché par cet aperçu de ciel fusant de la fosse, je fus converti. <o:p></o:p>

    Je me fis ermite à mon tour.<o:p></o:p>

    444 - Déclaration d'amour

    "Cher Marquis,<o:p></o:p>

    Vous n'ignorez plus les sentiments que je vous porte. Les transports de l'âme souvent rejoignent les fièvres de la chair non pour offenser l'Amour mais au contraire pour le décupler. Ma vertu se résume à la flamme que je vous destine, beau Marquis.<o:p></o:p>

    Aimer, n'est-ce point la quête absolue ? Ha ! Marquis, vous dirai-je l'émoi qui m'envahit l'autre jour lorsque dans mon boudoir vous conquîtes mes terres les plus extrêmes ? Pudeur s'inclina face à Volupté : ma modestie s'évanouit devant l'assaut suprême de votre chibre qui me fit l'honneur de sa visite, et toute bouleversée je vous demandai de me le bien mettre jusqu'aux roustons afin qu'il ne faillît point dans son mâle ouvrage.<o:p></o:p>

    Et vous Marquis, vous me le logiez avec la science juste des coeurs épris. Vous me foutiez à l'endroit, à l'envers. Votre gros braquemart allait, venait, s'attardait, avec rage me sondait. Alors vos roubignoles en dedans de moi se dégorgeaient, et je trouvais l'hommage digne d'un hyménée contracté devant le prêtre... Mes sentiments à votre endroit n'en furent que plus sincères, Marquis. <o:p></o:p>

    Aussi, moi Mademoiselle de la Virtus, fille de l'Archiduc du même nom, je vous demande de m'épouser en grande pompes afin que je puisse chaque soir retrouver l'objet de tous mes transports dans une matrimoniale légitimité, et qu'ainsi sous l'alcôve votre énorme porte-couilles me saille avec la bénédiction de l'abbé qui nous aura passé l'anneau.<o:p></o:p>

    Marquis, vous considèrerez avec gravité ma flamme. Une jeune fille honnête ose en toutes lettres vous ouvrir son coeur, après vous avoir ouvert ses plus profonds trous-à-foutre. J'espère qu'après avoir purgé le contenu de vos roupettes au fond de mes femelles béances, après avoir fouillé de fond en comble mon séant, exploré avec fureur mes foutrailleuses entrailles utérines, enfin après m'avoir prise à l'endroit, à l'envers, vous daignerez prendre ma main.<o:p></o:p>

    Je n'oublierai jamais l'hommage de votre braquecouilles au fond de mes féminins autels. Je vous aime Marquis. En attendant votre réponse permettez que je baise avec décence le voile virginal de l'Amour encore tendu entre nous. Le mariage seul le pourra déchirer.<o:p></o:p>

    Mademoiselle de la Virtus"<o:p></o:p>

    445 - Monde de chiens

    Sales cabots ! Je n'ai pas pitié de vous. Plutôt de vos maîtres dénaturés. Comment des humains normalement constitués peuvent-ils aimer des chiens ? Créatures au ventre répugnant, au pelage puant, aux moeurs plébéiennes, je vous hais ! Vous les gueules aboyantes, vous les haleines fétides, vous qui naissez avec la salive au bord des babines, vous m'inspirez dégoût, répulsion, horreur. Parasites de nos rues, cessez de souiller les caniveaux, allez plutôt crever dedans, et promptement encore ! Votre place n'est pas ailleurs que dans la fange.<o:p></o:p>

    Je me débarrasserais de vous sans aucun scrupule si je le pouvais ! Vous les chiens, que vous soyez bâtards ou racés, que vous soyez princes des salons ou gueux des taudis, vous êtes des insultes sur pattes, des offenses vivantes, les déchets de nos villes.<o:p></o:p>

    J'allègerais volontiers la planète en bannissant vos quatre pattes de sa surface, sales clébards ! Du plus petit au plus gros, du plus attendrissant au plus laid, je vous ôterais la peau du dos, je vous désosserais si je le pouvais ! Plus de granulés à fabriquer dans nos usines pour vous nourrir, chiens que vous êtes ! Il n'y en aurait que pour les chats. Eux sont des créatures bénies des dieux, eux sont des gens propres, eux sont des personnes subtiles. Eux sont mes vrais amis. Les chats, enfants du Ciel, tout proches des anges... Mais vous les chiens, votre nom même est une injure, vils agresseurs de postiers, traînards des poubelles, renifleurs d'excréments ! <o:p></o:p>

    Ne mettez pas la patte chez moi, maudits chiens ! Fuyez mon foyer, allez extorquer chez le voisin votre pitance indue. Mais pas chez moi. Vous vous tromperiez de porte. On vous a abandonné sur les routes des vacances ? Soit. Vous pouvez crever maintenant ! Pas la peine de venir chez moi. Vous avez bien profité de la bêtise de vos maîtres qui vous ont hébergés, nourris, soignés, allant -les insensés ! - jusqu'à vous céder leur fauteuil, jusqu'à vous mettre des morceaux de repas dans la gueule en plein dîner familial ? Vous vous êtes bien gobergés sous nos toits ? Vous pouvez tous aller au diable maintenant ! <o:p></o:p>

    Retournez aux enfers et n'en ressortez plus, maudites bêtes ! <o:p></o:p>

    Cerbère est votre vrai maître.<o:p></o:p>

    446 - Fini de rire !

    Je suis un bandit, un vaurien, un vendu. Ennemi de la société, le crime est mon pain quotidien, la tentation du gain facile étant chez moi une soif impossible à étancher... Je suis né sous le signe de la corruption, j'ai du sang sur les mains et dans mes veines coule le Mal. Mais aujourd'hui je suis entre quatre murs, aux fers : la Justice a mis fin à mes progrès sur le chemin du vice.<o:p></o:p>

    L'heure est venue de payer une vie vouée à la débauche. Je suis un gredin, un brigand, un misérable. L'homme sans foi ni loi doit répondre de ses méfaits devant le Ciel et la Terre. La mise au ban, l'injure, la honte, voilà mon héritage. J'ai bien joui de l'existence, j'ai assassiné sans compter, dormi du sommeil du scélérat dans les lits de mes victimes. J'ai dépouillé la Vertu, vidé leurs poches aux mortelles dépouilles, volé bourses et vies pour tuer le temps, fais mourir l'innocent pour nourrir le vice. Oisiveté, or, plaisirs : tels furent mes maîtres. Je suis une fripouille. <o:p></o:p>

    Les pauvres que dans le dos j'ai égorgés, les riches que par derrière j'ai occis, les barreaux de ma prison ne les ont pas empêchés d'entrer. Quelle compagnie !<o:p></o:p>

    De mon cachot, leurs cris de vengeance me tiennent éveillé. Impossible d'éviter ces crânes, éclatants de vérité ! Depuis les ténèbres de ma cellule, j'y vois mieux que sous le soleil du crime. Leurs orbites sont profondes de reproches et leurs dents blanches en disent long sur mes noirceurs... Ricanent-ils ? Menacent-ils ? Les deux à la fois : ils crânent.<o:p></o:p>

    Je ne ris plus, non je ne ris plus du tout de mes coups, rongé par le remords.   Las ! Pourquoi n'ai-je pas préféré un chemin plus clair ? Trop tard pour se repentir ! La Justice est passée, je ne ris plus. Non, vraiment je ne ris plus... <o:p></o:p>

    J'implore le pardon de mes victimes. Que Dieu ait pitié de mon âme car je suis un bandit, un vaurien, un vendu. <o:p></o:p>

    Demain à la première heure je serai un pendu.<o:p></o:p>

    447 - Le triomphe de l'esthète

    Elle aimait déplaire. Grande, belle, riche, elle remerciait les serveurs en crachant dans les coupelles, prenait congé de ses amis avec des mots cassants, émettait des critiques négatives sur les oeuvres d'artistes prodigues. <o:p></o:p>

    Détestée de tous, la vipère hautaine plut à l'auteur de ces lignes, esthète notoire. Je lui déclarai mes feux d'un crachat au visage. Sa gifle scella notre idylle. Couple maudit doublement honni, nous accouchâmes d'un enfant et d'un livre. Précisons que l'enfant était l'oeuvre de la mère, le livre le fruit de ma plume.<o:p></o:p>

    L'enfant fut baptisé Nestor, le livre fut intitulé Pastor.<o:p></o:p>

    Le premier n'avait rien d'extraordinaire, le second en revanche était une fort belle chose qui eut un succès retentissant auprès de l'espèce lettrée. Je répudiai la génitrice d'une si piètre oeuvre issue d'une inesthétique, laborieuse grossesse, tout au succès de mon ouvrage enfanté quant à lui dans les bercements légers, enchanteurs des muses.<o:p></o:p>

    Enfin je pris pour épouse définitive la Poésie, mère autrement plus féconde, flanc prolifique donnant plus de chefs-d'oeuvre que n'importe quel ventre femelle.<o:p></o:p>

    448 - Trésor d'avare

    Il détestait par dessus tout dépenser. <o:p></o:p>

    Son argent étant sa raison de vivre, il préférait encore le savoir en train de croupir dans son coffre plutôt que de devoir alléger ce dernier d'un fifrelin. Le contenu de sa cassette aurait pu lui donner l'aisance jusqu'à la fin de ses jours. Mais il préférait vivre chichement, avec la faim pour seule compagne. Il considérait d'ailleurs la faim comme un démon qu'il lui fallait apprendre à dominer, non comme un maître à servir. Dérobade d'avare...<o:p></o:p>

    Selon lui, résister à la faim était une vertu, tandis que flatter ce tyran réclamant pain frais et soupe chaude tenait du péché de faiblesse. Succomber à la tentation de faire un bon repas aliénait sa liberté d'économe, invoquait-il comme prétexte. <o:p></o:p>

    Astreint à un régime alimentaire odieux, il tombait régulièrement malade. Sa fortune hermétiquement scellée eût pu lui payer les soins nécessaires à son rétablissement. Mais il préférait encore souffrir les affres de la maladie plutôt que de dépenser dix sous chez l'apothicaire. Le prix des remèdes n'en valait pas la chandelle estimait-il, et le temps finirait bien par avoir raison du mal... Et en effet, sa patience était chaque fois récompensée : loin de l'affaiblir, la maladie finissait par l'endurcir. Privilège de ladres ! Une raison de plus pour faire du temps sa médecine préférée car le temps au moins, au contraire des potions, ça ne mange pas de pain !<o:p></o:p>

    C'est ainsi que notre héros vécut fort longtemps. A son enterrement ses héritiers se partagèrent le privilège de côtoyer pour l'éternité sa tombe car, moins sobres que leur riche aïeul, ils étaient tous morts d'excès divers longtemps avant lui, si bien que seul le coffre perpétuellement scellé hérita de la fortune du pingre.<o:p></o:p>

    PRECISION DE L'AUTEUR<o:p></o:p>

    La morale de mon histoire, c'est qu'à force de privations l'avaricieux vit plus longtemps que ses sots héritiers (morts d'avoir trop bien vécus) et que nul profiteur ne trouvera son argent oublié dans le coffre voué à la pourriture. Autrement dit, l'avare emporte avec profit son argent dans la tombe : il meurt satisfait et non amer.<o:p></o:p>

    Ce sont les potentiels héritiers restants les vrais lésés, pas notre cher avare qui est le héros positif de mon histoire. C'est la cause de ce personnage pittoresque que je défendais, et certainement pas la morale des dépensiers qui s'imaginent vivre plus dignement parce généreux avec eux-mêmes ! J'aime les avares.<o:p></o:p>

    Etait-ce donc si peu clair dans mon texte ? C'est que certains me reprochent une certaine ambiguïté... En ce cas que l'on me permette de clarifier la chose : dans ce texte je rends hommage aux avares, raille les dépensiers. <o:p></o:p>

    449 - Un honnête homme

    Je suis un grand homme. J'aime me mesurer à mes ennemis, me vanter de mes exploits, vivre en harmonie avec mes convictions. J'ai fait la guerre, traversé les années, défié les jours qui passent. J'ai perdu des batailles avec panache, achevé mes adversaires tombés à terre sans hésitation, me suis ennuyé à attendre que le temps passe. Et suis toujours debout. <o:p></o:p>

    Enfin je veux dire assis.<o:p></o:p>

    La guerre a fait de moi un homme. J'ai frappé par derrière avec efficacité, égorgé les blessés sans retenue, massacré les plus faibles. Magnanime, âme de valeur, j'ai cependant laissé la vie aux plus forts. J'ai eu faim en ces temps martiaux : alors j'ai mangé sans compter. Mes camarades d'infortune moins futés que moi sont crevés de faim. Les sots ! Ma subsistance de guerre était là, à bout de fusil. Il me fallait juste demander. Mes camarades de combat ont été gentils avec moi. Aucun n'a refusé sa pitance à l'honnête homme qui voulait rester en vie. Il faut dire que je les ai bien payés : deux balles la ration. <o:p></o:p>

    De fait j'ai surtout souffert d'indigestions. Mon plus fameux fait d'arme a fait de moi une légende vive, au moins à mes yeux. Devant le danger je n'ai écouté que mon courage : j'ai fui.<o:p></o:p>

    A toutes jambes et sans regret. Ce qui ne fut pas le cas pour les plus lâches, prétextant blessures ou arrêt du coeur. Mauvais patriotes qui se font porter pâle pour cause de balle perdue ou reçue, ou je ne sais quelle jolie excuse ! Moi je me suis senti un héros. Tant qu'on ne m'avait pas encore tué. Finalement j'ai gagné la guerre à force de patience. <o:p></o:p>

    Non sans mal toutefois : rations doubles et discretion m'ont permis de tenir dans ma cachette. Ma tactique : le "chacun pour soi". <o:p></o:p>

    Après la guerre, j'ai demandé une décoration. Pas en montrant mes blessures, mais mes écus. Elle m'a été accordée moyennant bonnes finances. Avec ma médaille chèrement payée de ma personne j'ai bénéficié d'un droit d'autorité inné sur les pauvres, les petits, les pas méchants. Profitant de ma situation, j'ai flatté mes ennemis, écrasé mes amis, me suis enrichi bravement à la force de mes poings.

    J'ai pu passer ma vie à manger, dormir, rire sans me soucier de devoir pleurer sur le sort des autres. Tout un art. D'ailleurs je ne pleure que sur moi-même. J'ai même pu choisir mes amis en les achetant. L'argent permet tout.
    <o:p></o:p>

    Je suis béat, heureux, satisfait, content, rassasié, repu, gavé, fourbu, rompu, brisé, crevé...<o:p></o:p>

    Et pour tout dire, ecoeuré de moi-même.<o:p></o:p>

    450 - Emoi au village

    Les rosières trépignent devant la salle des fêtes. Déjà en état d'ébriété avancé, le garde-champêtre supervise tant bien que mal l'organisation. De zélés administrés s'improvisent auxiliaires municipaux, le béret bien vissé, fiers comme le coq penché du clocher. Les anciens (respectés parce qu'ils ont connu le Café-Tabac d'avant la guerre) jouent de la casquette le mégot humide collé à la lèvre inférieure, le rire gras comme les frites-saucisses qu'on sert sur les tréteaux, l'haleine fraîche comme le rosé, la bedaine héroïque. <o:p></o:p>

    Le bedeau, incorrigible vieux garçon qui ne connaîtra décidément ni les subtilités de l'amour ni l'usage du savon lorgne l'assistance femelle, l'oeil égrillard, un ballon de rouge d'une main, le drapeau tricolore de l'autre. <o:p></o:p>

    Ils sont tous là : le maire avec son écharpe républicaine qui impressionne tant la vieille Taupine, que certains prétendent de Hambourg mais qui en réalité est née au village, qui plus est ennemie farouche des Boches... <o:p></o:p>

    Il y a le curé bien sûr, la soutane imprégnée de naphtaline, le missel à la ceinture, prêt à dégainer au moindre appel du Ciel. Bon vivant, bon buveur, bon prêcheur, mauvais exemple, il aime ses ouailles impies, déteste les pécheurs véniels. Allez comprendre ! <o:p></o:p>

    Le premier adjoint quant à lui ne manquerait pour rien au monde les festivités : il rayonne, auguste, le regard dur, la chique molle, enivré depuis la veille à l'idée de parader au milieu des administrés, pénétré de son importance municipale. Il brigue le trône aux prochaines élections et a d'ailleurs promis d'arrêter la chique le jour où il sera élu.<o:p></o:p>

    Le commis Alphonse : toujours là quand il y a distribution gratuite au buffet de la mairie, traînant odeurs de foin et relents de gnôle. Analphabète, épris de ses guêtres, le souffle chaud, le chapeau crasseux, les manches râpées, il n'est pas difficile l'Alphonse : il ne demande qu'à faire son trou au village. Et puis au cimetière aussi, il y tient chèrement. Un romantique l'Alphonse, le dernier des Mohicans.

    La moitié des avinés ne sait pas ce qu'on fête à la mairie. L'autre moitié a oublié, grisée par l'ambiance, emportée par le souffle puissant, divin de l'accordéon. Peu importe le flacon : la salle des fêtes est pleine, le maire balbutie de joie - enfin d'ivresse -, le bedeau est aussi sonné que ses cloches, le père Eugène, béquilleux, danse sur ses trois pattes.
    <o:p></o:p>

    L'émotion est grande ce soir au village.<o:p></o:p>

    451 - Un grand homme

    Il rêvait de lauriers, d'océans, de jours éclatants. <o:p></o:p>

    Il regardait le ciel avec gravité, prenait la parole avec emphase, marchait avec dignité. C'était un tribun, une légende, un héros dans l'âme. Plein de componction, il considérait les événements de sa vie avec la hauteur de ceux qui se savent supérieurs. <o:p></o:p>

    Soucieux de son image publique, il prenait soin de sa longue barbe, de l'intonation de sa voix, pesant chacun de ses mots de sorte que ses interlocuteurs soient persuadés d'avoir en face d'eux un grand philosophe, un subtil stratège, un esprit pénétrant embrassant maintes connaissances. Magistral, secret et pédant, l'homme rayonnait dans sa basse-cour. Avec ses allures de César, il occupait naturellement une haute fonction de la vie sociale.<o:p></o:p>

    Il avait décidé que sa mort serait à l'image de sa vie : pontifiante, exemplaire, mythique. Il se complaisait d'ailleurs à décrire ses derniers instants dans ses livres sérieux, ce qui impressionnait beaucoup ses lecteurs. Si bien que nul n'ignorait que cet homme était une statue vivante, une toge ambulante, une barbe de bronze.<o:p></o:p>

    Olympien, profond, solennel, ce grand personnage s'attendait à s'éteindre comme un astre : avec majesté, cérémonie, mystère.<o:p></o:p>

    Il mourut d'une glissade sur une déjection canine. Lorsqu'on le ramassa, sa main étreignait encore sa baguette de pain.<o:p></o:p>

    452 - Les affres de la condition humaine

    Je suis un rebelle, un antisocial, un réfractaire, un révolté : je laisse des traces de doigts sur les carreaux propres, mets un demi-sucre dans mon chocolat, utilise du papier rose pour faire mes devoirs. Écorché vif, je pleure à tièdes larmes quand on me tire la langue, ris avec une haleine pas fraîche quand je torture des escargots en les saupoudrant de poivre. <o:p></o:p>

    Plus tard quand je serai grand, je me vengerai. Mon destin sera tragique, romantique, absolu. Je m'engagerai dans une voie anti-conventionnelle, héroïque et désespérée : la voie du Destin. C'est comme ça que je l'appellerai.<o:p></o:p>

    Et je boufferai des sucettes écoeurantes et des gros gâteaux bourratifs à m'en péter la panse, à m'en claquer les boyaux, à m'en "enchiasser" les tripes ! Et je tuerai les mouches toute la journée. Et je perdrai mon temps à faire des ronds de fumée avec un gros cigare. "La voie du Destin"...<o:p></o:p>

    Je suis une âme en peine, un enfant du Destin, un soleil éteint. Privé de dessert, j'erre au hasard le coeur à vif. Demain sera un autre jour. Mais déjà je serai mort en dedans de moi. Que m'a-t-on ôté de mon Destin, que je ne saurai jamais ? Charlotte aux fraise, baba au rhum, ou plus modestement banane, pomme,  prune ? Allez savoir ! Je suis déjà mort, éteint, asséché. <o:p></o:p>

    "Privé de dessert !". Ces mots qui tuent. Trois mots intolérables... Moi qui n'ai vécu que pour mieux donner un sens au mot "dessert"... Un froid mortel gèle mon âme. Le tombeau s'ouvre devant moi. Il me faut y entrer sans mon dessert. Finir mon repas sans joie, me coucher avec un estomac frustré, moi l'affamé de sucre, poignardé dans le dos par l'injustice... Rimbaud, Baudelaire, Hugo, à moi ! <o:p></o:p>

    Attendez-moi. De vos lointains exils, entendez-vous l'appel du désespéré aux culottes encore brèves ? Quand je serai grand mes amis, mes chers amis, je sortirai de la tombe de l'enfance et alors, alors je me ferai aviateur, croque-morts et même pourquoi pas, pâtissier !<o:p></o:p>

    PRECISION DE L'AUTEUR<o:p></o:p>

    A travers ce texte je tourne bien évidemment en dérision certains creux "rebelles" qui pour bien peu de choses usent de mots décidément trop grands pour eux... <o:p></o:p>

    453 - A mes bienfaiteurs

    A vous chers précepteurs, à vous bienveillants conseillers en tous genres, à vous assureurs de vies, à vous guides bien droits, bien drus, bien drôles, à vous pairs, vassaux, héritiers, supérieurs, disciples et détracteurs, je destine ces mots. <o:p></o:p>

    Vous m'avez élevé la tête au-dessus de vos souliers, et je les ai trouvé bien cirés, bien que pompeux. Vous m'avez fait partager vos cours de récréation et même si je ne m'y suis pas amusé, votre attention n'était pas vaine. Touchant le fond de vos pensées, j'ai eu l'honneur de vous recevoir dans mes fêtes. Vous invitiez l'ennui, je chassais le cerf. Vous partiez pour Beyrouth, je revenais par un chemin. Je vous tendais un verre, vous renversiez les rôles. Vos coeurs restaient bien au secs, je me mouillais dans des affaires orageuses.<o:p></o:p>

    Vous les soutanes, vous les souteneurs des causes et des effets, vous les vents d'artifice, j'ai avalé sans rien dire vos postillons, salué vos matins, baisé vos doigts bagués de pigeons sédentaires. Vous avez parrainé mes dons, les bras croisés. Vous mettiez le feu à l'eau, c'était une eau-de-vie. Vous mettiez les nouilles à l'eau, c'était votre plat préféré. Je vous servais la sauce, c'était de la crème. Du gratin. Du beurre avec son argent. Au parfum d'hypocrisie. Empâtés, vous mangiez l'air de rien, la mâchoire forte, l'intestin flatté, la vie frêle. Et moi je vous regardais mastiquer, la patte fine.<o:p></o:p>

    Vous les marchands de carottes, de marmelade et de navets, vous avez toujours vu du bleu dans votre ciel. Vous vouliez me faire rêver. Je n'ai pas marché, j'ai volé de mes propres mains, prenant de la hauteur sur vos profondeurs. En tous sens j'allais. Tout droit vous persistiez. Dans le mur vous avez fait votre trou. Vos serrures toujours bouclées, vous avez manqué de courage. Avec vos fauteuils comme des trônes, vous étiez perchés au-dessus de mon ombre. Vous m'avez proposé fruits et légumes, marbres et coupes de cheveux, bois et peaux, neige et beurre de cacahuète, vacances et bombonnes de gaz, banques et sphères. Je vous ai écouté l'oeil égrillard, l'oreille sourde, le coeur léger.<o:p></o:p>

    A vous tous je n'ai que trois mots à vous dire, vous les trouverez suprêmes : <o:p></o:p>

    JE VOUS EMMERDE.<o:p></o:p>

    454 - Réponse au directeur de mon agence ANPE

    L'ANPE de ma ville m'a demandé de me justifier au sujet de mon silence administratif. Avec sincérité j'ai répondu en ces termes dans la lettre suivante. Puisse-t-elle faire des disciples :<o:p></o:p>

    Monsieur,

    Je ne me présentai effectivement pas à l’ANPE rue Notre Dame tandis que votre administration m’invita à le faire avant le 15 octobre 2004 afin de rencontrer un conseiller dans le but de «construire mon projet d’action personnalisé».
    <o:p></o:p>

    Des circonstances supérieures dictent les actes principaux de ma vie, y compris le fait de ne pas me présenter à vos services. Une folie passagère me poussa à m’inscrire à l’ANPE, alors que fondamentalement j’aspire à vivre selon d’autres normes que celles qu’imposent les (fausses) nécessités de ce monde sous l’emprise de forces prosaïques. Mon inscription à l’ANPE fut un acte de profonde hérésie dont je me repens. Par ce geste inconsidéré je me suis dérobé aux muses, j’ai failli à la Poésie, je me suis menti à moi-même. <o:p></o:p>

    Je ne souhaite nullement nuire aux ministères de ce monde ni les railler stérilement, encore moins bénéficier indûment de leurs largesses : le difficile apprentissage de la pitié m’interdit de succomber à ces bassesses. A bientôt 39 ans je n‘ai plus la volonté de mentir aux agents de l’administration ni de les mépriser ou de profiter de leurs services mais celle de leur enseigner un autre credo, de les élever à ma hauteur avec charité, de leur désigner des sommets plus essentiels que ceux qu’ils s’efforcent de me faire gravir.<o:p></o:p>

    Mon inscription à l’ANPE est le fait d’influences extérieures regrettables tenant pour vrais certains dogmes administratifs. Pressions néfastes (émanant d’âmes honnêtes soucieuses de mon avenir terrestre mais parfaitement hermétiques à la cause poétique) que je n’ai pas eu le cœur de contrer, par faiblesse, par lâcheté peut-être.

    Toutefois je ne suis pas un réfractaire fanatique aux considérations professionnelles et intérêts économiques (j’excuse les profanes), et consens à venir m’humilier dans votre agence à la recherche d’un emploi à temps partiel afin d’éprouver rigueurs et douceurs, misères et gloires du salarié. Du moins me laisser illusionner par les affres dorées qui font le quotidien de mes semblables éblouis par leurs chaînes. A l’image du Christ qui accepta de se laisser tenter par le Mal pour mieux le vaincre. J’aimerais avant de rejeter avec fruit cette existence vulgaire, insane, impie (je n’ai travaillé que deux mois de toute ma vie) pouvoir l’expérimenter encore, descendre dans ses profondeurs vides. Sans fat héroïsme, avec lucidité. Entrer dans la réalité la plus triviale pour la mieux fuir, me rapprocher davantage des étoiles.
    <o:p></o:p>

    Ceci dans le dessein de convaincre mes détracteurs de ma bonne foi. Un feu de longue portée brûle en moi. Le Bien, la Beauté, l’Amour, la Poésie habitent mon âme.

    Avec l’espoir que mes raisons vous auront convaincu, je vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.
    <o:p></o:p>

    455 - A Farrebique

    Le sabot dans le sillon, la main calleuse, voici l'homme des champs. Il n'a pas de lyre mais sa charrue chante mieux que vos muses. Sa terre à lui est noire, profonde, âpre et belle. Il ne maudit pas la boue, a pitié du ver, respecte l'humble chose qui gît, n'ignorant pas même l'ombre du caillou, aime tout ce qui frémit.<o:p></o:p>

    Il n'a pas vos délicatesses, ni votre parler fin, ni vos neuves étoffes, mais il est riche de vertus séculaires. Il tape du sabot sous la chandelle pendant que vous valsez sous des éclats d'artifice : ses moeurs simples plaisent à vos ancêtres, pères agrestes oubliés. Les battements de vos coeurs sont réglés sur l'air du temps, ses amours à lui sont fécondes. Vous êtes plus légers que lui mais il vole plus haut que vous : vous avez de la plume, de l'esprit, de l'aisance, il a de la paille.

    Vous avez la culture, il a l'or.
    <o:p></o:p>

    Cet homme que vous plaignez, né entre l'âtre et l'étable, nourri de pain et d'humilité, vêtu de lin et de crasse est un grand initié. Mystères des saisons, gloire du matin, secrets du soir, légendes lunaires pour vous sont choses vues. Lui, le poing sur la herse, la tête au vent, un brin d'herbe entre les dents contemple le monde de la naissance à la mort. <o:p></o:p>

    456 - La conformation physique d'un héros

    Je suis un héros. <o:p></o:p>

    Toujours les cheveux au vent, jamais perdant, j'avance sans l'ombre d'un doute. Ma tête est un marbre pensant posé sur une statue mouvante. J'adopte à chaque instant des allures épiques. Né avec des lauriers sur le front, j'ai des grâces de prince. Mon coeur est pur, dur, déshumanisé. Je n'ai aucun défaut. La perfection me rend étranger au monde. Insensible à la douleur, incorruptible, ardent au travail le plus pénible, prêt à risquer ma vie pour un grain de sable, une idée, je suis économe de mots. Et supporte sans grimacer le soleil du désert, la glace des hauteurs. Je dors comme un gisant, me réveille avec la gloire du lion, mange du bout des lèvres. Jamais je ne pousse la porte des toilettes. <o:p></o:p>

    Un héros n'a pas d'intestins.<o:p></o:p>

    457 - Rêverie

    Mademoiselle,

    Je vous ai vue dans mon imagination amoureuse jouant entre des marbres républicains (à moins qu'ils ne fussent royaux ?), sous de grands arbres augustes. Jeune femme espiègle qui s'amusait entre des pierres érigées... Je vous ai associée à une allée bordée d'artifices. Image fulgurante. Où était-ce ? Versailles, peut-être.
    <o:p></o:p>

    Versailles, j'en suis sûr ! <o:p></o:p>

    La vision est assez floue mais je vois de hautes grilles de fer forgé, des espaces pavés, une avenue, un parc, des sommets ciselés. L'asile de Mélancolie.<o:p></o:p>

    Dans ce décor idéal qui sied aux évocations les plus chères de l'Amour, je vous ai vue charmer des statues. Des coeurs de pierre battaient autour de vous, des têtes pétrifiées se penchaient à votre passage : vous étiez oiseau de jardin batifolant sous l'escorte figée de silhouettes majestueuses. Deux ailes au soleil, une jupe brève, avec des bruits de souliers fins résonnant dans l'air. <o:p></o:p>

    Vous étiez l'image de la Nostalgie, la femme intemporelle des photos jaunies, l'hôte inaltérable des réminiscences amoureuses, la mémoire universelle d'un peuple d'amants. <o:p></o:p>

    Je vous ai vue mademoiselle comme un souvenir devenu regret, lointain mais intact. J'ai entendu vos rires ingénus dans ces lieux intimes et solennels. Pour tout dire, je rêvais avec nonchalance à ce décor printanier, dominical, anachronique qui m'est si cher. Quand vous êtes apparue.<o:p></o:p>

    Vous traversiez mon rêve, vêtue d'un costume marin sous le soleil blanc d'un dimanche vernal.<o:p></o:p>

    458 - L'air des poètes

    Poète du dimanche, garde ta lyre pour faire peur aux oiseaux. Et va jardiner. Versificateur à la noix, accroche ton luth au cerisier. Faiseur de rimes à la gomme, tes vers ne valent pas ceux des pêcheurs à la ligne. Poète sans souffle, tu parles de l'amour avec ennui. Tu dis que le ciel est bleu, tu chantes la vie, la mort, l'amitié... Et puis quoi encore ? Personne ne t'écoute. Tu radotes, te répètes, nous casses les oreilles. Tu nous fatigues, nous assommes, nous crèves. Que valent tes mots ? Poète je t'assure, si tu es grand, c'est parce que tu mesures au moins deux mètres de haut. Et si tu brilles, c'est parce que tu es lisse.

    Tu nous beugles sur tous les tons que l'amour c'est de l'or éternel, que tes larmes de poète sont des diamants, que les vagues de la mer chantent en choeur, que les étoiles sont inaccessibles... Sot que tu es ! Et tu te prétends poète ? Va, retourne plutôt à ton jardinage. Va vider ton coeur ailleurs. Va nettoyer tes latrines au lieu de te répandre en bave et postillons qui nous importunent !
    <o:p></o:p>

    Poète sans levain, laisse tomber la plume et apprends à faire du pain : l'oeuvre de ton four vaudra toujours mieux que les confidences de tes muses. Tu ne vois donc pas qu'elles se moquent de toi ? Tes inspirations profondes les font rire... Cruelles sont les muses. Tu t'imaginais donc que des fées inoffensives siégeaient dans l'Olympe ? Des chouettes les hantent ! Et toi tu es leur jouet, poète naïf.<o:p></o:p>

    La Poésie est plus féroce que les légumes de ton potager lyrique ! Ta guitare est un panier plein de navets. Que valent tes carottes que j'écrase ? Un jus en sort. Tu prends ça pour du sang. Moi je te dis que c'est du lait. Ca te navre, poète larvé. A nous chanter Homère, tu nous barbes ! <o:p></o:p>

    A débiter tes salades, tu ne fais que ruminer. A nous asticoter avec tes vers, on te prend pour une pomme. A déclamer tes perles, on t'élit roi des poires. William, mais sans Shakespeare.<o:p></o:p>

    Rimailleur épris d'absolu, ivre d'idéal, ne confonds pas le souffle et le vent. En vérité je te le dis, à vouloir faire sonner des mots creux, le poète ressemble vite à une cloche.<o:p></o:p>

    459 - La face cachée de la Lune

    Verte, sournoise, tranchante, voici la Lune qui croasse. Ses ailes d'éther sont de mauvais augure. J'aime les sourires fourbes de cette hanteuse.<o:p></o:p>

    Point crucial de la nuit, oeil errant de la voûte, confidente des clochers, elle accompagne mes veilles, fidèle, moqueuse, attachante. Je trouve sa face subtile, sa caresse ironique, son silence mortel. Elle passe, fécondante, prodiguant mauvais rêves et bonnes fortunes. Ses quiets rayons irradient le malheur. Elle rassure les chouettes, effraie les dormeurs.<o:p></o:p>

    Elle répand son miel dans l'espace, déverse son fiel sur les poètes, rend muettes les villes, fait parler les campagnes... Elle attise les rumeurs, ravive âtres et légendes, délie les mauvaises langues, fait fermer les portes et sceller les coffres.<o:p></o:p>

    Il m'arrive de lui parler. Mes mots pour elle sont tendres. Mais ses éclats sont durs. On la croit pâle, molle, sereine, elle est vive, sèche, tourmentée. C'est une amie sévère qui rit avec férocité, sanglote à faire rendre l'âme.<o:p></o:p>

    J'aime cette séductrice aux joues brillantes, au front lisse, au regard fixe. Ne vous fiez pas à ses allures candides, car la Lune en vérité est une méchante fée, une sorcière qui diffuse un parfum venimeux, suave et mystérieux sur la Terre.<o:p></o:p>

    460 - Virtus !

    Un peu d'humour cruel n'a jamais fait de mal à personne ! Caricaturons à loisir les outrances de la religion...<o:p></o:p>

    La religion est chose édifiante pour l'homme. Les préceptes de la religion de l'amour sont entre autres de bien châtier les enfants afin de leur inculquer ses lois. Surtout les petits infirmes, il faut savoir bien les dresser, bien les redresser, et au besoin à coups de lanières. <o:p></o:p>

    Il faut leur apprendre à se tenir droit à la messe, et ce même si le bon Dieu leur a mis, dans son infinie bonté, la colonne vertébrale de travers. L'homme n'est point un animal, aussi pour sa dignité il se doit de se tenir droit lorsqu'il est en prière. Quant aux autres petits êtres trop débiles pour être sensibles aux coups qu'on leur assène dans le but de leur faire entendre raison, il vaut mieux les livrer tels quels aux feux des démons, parce qu'il semble que ces enfants-là soient le fruit de coupables hyménées.<o:p></o:p>

    Les femmes qui auront péché avant le couronnement conjugal devront expier par là où le mal sera entré. On sera plus indulgent envers les offenseurs de ces femelles impies, tout en exerçant contre eux une sévérité symbolique : les hommes qui se seront rendu coupables d'un tel crime avec des jeunes vierges devront châtier ces dernières devant leurs juges. Ordinairement, le nerf de boeuf sied à cet usage. La femme dont on aura abusé des charmes, que ce soit par la ruse ou par la force, sera durement fouettée.<o:p></o:p>

    Si la femme a été violée hors mariage, elle subira en outre les châtiments prévues pour les vierges pécheresses : la bastonnade. Si le viol a été commis sur une femme déjà grosse, le fruit de ses flancs devenu alors impur se verra refuser le baptême. On le relèguera ensuite, dès qu'il parviendra à l'âge de pouvoir besogner, vers quatre ans, aux travaux des champs. S'il est chétif, il sera voué aux travaux des étables et des écuries. <o:p></o:p>

    On inculquera aux enfants l'amour du travail, le respect de l'argent, des traditions. On leur enseignera l'esprit d'économie, d'austérité, de sévérité. On fera d'eux des hommes. Afin qu'ils puissent plus tard s'unir avec des femmes qui leur donneront d'innombrables héritiers. Le dessein de la femme est de produire des enfants. La bonne mère sera un ventre généreux. La mauvaise épouse sera celle dont le ventre est infécond : ces créatures-là sont plutôt faites pour les plaisirs de la chair, donc pour les perditions. Les hommes qui se seront unis à de semblables monstres seront voués aux flammes éternelles de l'enfer, sauf s'ils paient un tribu financier à l'Église dont le montant est fixé par les autorités cléricales compétentes.

    Ce qui devait être dit a été dit. Qu'il en soit selon la volonté de notre sainte Église catholique, apostolique, romaine.
    <o:p></o:p>

    461 - Une apparition

    L'ange me faisait face. <o:p></o:p>

    Grand, maigre, légèrement tordu, un costume terne sur le dos, une cicatrice crapuleuse sur la joue, ce qui frappait chez lui, c'était son air d'une profonde dignité. Son apparence minable s'évanouissait devant la pureté de son regard. Une infinie noblesse émanait de ce demi épouvantail. Je le devinais incorruptible, puissant, supérieur. Je ne voyais que hauteur, bonté, lumière chez ce pauvre type aux allures un peu louches.<o:p></o:p>

    Il sortit une cigarette de la poche externe de sa veste à la manière d'un petit mafieux sans envergure. Minable jusque dans les gestes les plus anodins... De sa voix grêle l'ange s'adressa à moi en ces termes suprêmes :

    - " Raphaël, je suis descendu jusqu'à toi pour te conforter dans ton parcours glorieux. Persiste sur cette voie, et sans jamais te décourager éclaire les hommes sur les merveilles désincarnées que ta plume évoque. Tu es le messager des causes subtiles, le souffle pur du large, l'azur qui allège les âmes. Continue à répandre sur le monde tes vérités poétiques. Des armées séraphiques te soutiennent. Les horizons de l'univers intérieur sont sans fin, l'esprit qui s'y meut est un principe immortel, indestructible. "
    <o:p></o:p>

    Une bouffée de tabac ingérée de travers le fit tousser. Après une quinte de toux aiguë il reprit, la cigarette aux lèvres :<o:p></o:p>

    - " Méprise les railleries. Soit fort, généreux, chevaleresque. Oppose aux bassesses de tes détracteurs ta noblesse, à leurs noirceurs ton éclat, à leurs vices tes vertus. Les hommes ont oublié l'essentiel. Si tous savent que le corps se nourrit de pain, beaucoup ignorent encore que l'esprit se nourrit de beauté. Ouvre aux aveugles de la Terre la porte de l'infinie lumière. "<o:p></o:p>

    Maladroit et distrait, tout en me parlant de la sorte le messager du Ciel laissait tomber la cendre de sa cigarette sur ses chaussures. Passablement discourtois, il lançait devant moi des postillons et s'essuyait d'ailleurs sans façon les lèvres du revers de sa manche. Etranger aux codes de politesse du monde des incarnés, il poursuivit avec feu :<o:p></o:p>

    - " Raphaël, je te le dis en vérité, ta mission sur Terre est d'enseigner la Beauté. Ta plume est ta force et ton salut. Ta flamme et ton sang. Tu es libre de tes mots Raphaël, aussi fais bon usage de ta plume car il te sera demandé des comptes ".<o:p></o:p>

    Lorsqu'il eut fini de me dire toutes ces choses admirables, sa cigarette était devenue mégot pitoyablement collé à sa lèvre inférieure... En signe de bénédiction, il me salua avec toute la dignité de l'ange qu'il était. Solennel, irradiant de pureté, d'amour, de beauté, il disparut en trébuchant sur son lacet défait.

    Ainsi l'ange était descendu jusqu'à moi, divin dans ses hauteurs, touchant dans son humanité...
    <o:p></o:p>

    Que l'on me permette de témoigner de son apparition et de diffuser son message à travers ce texte en forme d'hommage.<o:p></o:p>

    462 - Mauvaise fille

    Bien qu'elle soit indigente, elle porte sans complexe bijoux et armes à fard. Tirant sur tout ce qui brille, elle excelle dans l'art de subtiliser ce qui n'appartient à personne, perdant son temps à compter ses faux amis comme les maillons de ses bracelets en or. Riche de ses babioles, elle mendie ses biens superflus, vole de l'artifice, achète ce qui ne se vend pas.<o:p></o:p>

    Et dit volontiers la mauvaise aventure moyennant finances.<o:p></o:p>

    Avaricieuse, elle ne regarde jamais à la dépense, surtout lorsqu'il s'agit d'amasser de la fumée. Égoïste, elle nourrit rats et scorpions avec amour. Vicieuse, elle enseigne la chasteté à de vieux eunuques décatis. Méchante, elle prodigue soins et caresses à ses pires ennemis. Les chats blancs sont ses confidents, les colombes ses bêtes noires.<o:p></o:p>

    Elle fait griller des sauterelles pour nourrir plus pauvres qu'elle, se réservant huîtres crues et vins cuits.<o:p></o:p>

    C'est une passante sans le sou, bien avec tout le monde, accompagnée de personne, aimée des cafards et des fantômes : voici celle que l'on nomme Esméralda.<o:p></o:p>

    463 - Le curé Descouilles

    L'abbé Descouilles était burné comme un boeuf, c'est dire le trésor d'eunuque qu'il cachait sous sa soutane... Chez la Marquise Déculade l'abbé Descouilles faisait merveille, vu que la noble dame en connaissait plus long sur les mystères de ses missels que sur ceux de l'anatomie virile. Et pendant que l'abbé s'entretenait chastement avec la marquise, le jardinier du château s'en donnait à coeur joie avec la bonniche : au verger, avec abnégation ils se démenaient pour ramasser tomates et salades, désherber, arranger, ordonner, et ce afin que madame la marquise pût être fière de son jardinier et de sa servante.<o:p></o:p>

    Le jardinier et la bonne à force d'ardeur finirent plus tôt que prévu leur labeur. Et, pénétrant à l'improviste dans le salon du château, surprirent leur maîtresse à califourchon sur un tabouret et derrière elle l'abbé à genoux, toutes fesses dehors...

    Le scandale n'eut point lieu.
    <o:p></o:p>

    Après une brève explication les deux serviteurs se rendirent compte de leur confusion. En fait la Marquise était en prière, ainsi que le prêtre. Ce dernier, victime d'une lourde myopie, avait oublié ses lunettes au presbytère. Et dans son empressement à recevoir dignement la confession de la pécheresse, s'était trompé de sens dans sa posture pieuse. Si bien qu'au lieu de lui faire face à genoux, il s'était mis derrière elle. Par malchance, en se baissant à la hauteur de son ouaille, les coutures de son pantalon s'étaient déchirées (chose qui arrive, même aux abbés), ce qui fait qu'au moment-même où les deux domestiques entrèrent, ils trouvèrent la Marquise Déculade et l'abbé Descouilles en infâme posture. Mais seulement dans les apparences, heureusement...<o:p></o:p>

    C'est du moins l'explication que leur donnèrent les "coupables".<o:p></o:p>

    Mais curieusement à la suite de cet étrange incident on vit de plus en plus souvent le prêtre se rendre chez la marquise sans ses lunettes.<o:p></o:p>

    464 - Monsieur Leblanc

    Monsieur Leblanc est un citoyen exemplaire mais irascible, viscéralement attaché à des principes étranges et ridicules, incompréhensibles pour le commun des mortels.

    Chaque matin il vient demander haut et fort des croissants rassis chez son boulanger exaspéré. Rien ne lui interdit de faire pareille demande, aussi offensante soit-elle, même en affichant avec une admirable feintise un air de reproche à glacer le pain chaud. Aussi s'en donne-t-il à coeur joie. Des rumeurs circulent chez certains clients du commerçant, moins amusés que d'autres par les plaisanteries pétrifiantes de ce boute-en-train...
    <o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc a un sens aigu de l'humour.<o:p></o:p>

    A la banque, soucieux de la sécurité de ses biens, notre héros vient faire vérifier son compte de nombreuse fois par jour, lentement, longuement, fastidieusement, scrupuleusement, surtout quand derrière lui s'étire une interminable file d'attente de gens pressés. Régulièrement le préposé lui fait savoir qu'il serait temps pour son client de posséder une carte bancaire afin de consulter son compte directement dans la machine automatique sans plus jamais déranger personne. Il rétorque invariablement qu'il ne souhaite pas posséder de carte bancaire et que de toute façon même s'il en avait une, personne ni aucune loi au monde ne lui interdirait de ne pas s'en servir et de continuer à consulter son compte au guichet, "à l'ancienne". Il ajoute, imperturbable, qu'il est dans son droit le plus strict de demander dix, vingt fois par jour les mêmes renseignements, que cela plaise ou non aux agents, que leur métier de banquier est de lui répondre avec courtoisie à chaque fois, combien il les consulterait jusqu'à trente fois par jour... <o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc connaît ses droits.<o:p></o:p>

    Chez le marchand de tabac il achète tous les quatre jours une petite boîte d'allumettes et paye chaque fois avec un billet de 500 euros. C'est sa façon à lui de lutter efficacement contre le tabagisme national. <o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc n'a pas tort.<o:p></o:p>

    Au bar il commande chaque jour un verre d'eau du robinet et ne le boit pas. Il sait que c'est gratuit et que le serveur ne peut légalement pas le lui refuser. Rien ne lui interdisant ensuite de ne pas demeurer des heures entières devant son verre d'eau, il demeure par conséquent des heures entières devant son verre d'eau. Ca ne sert à rien mais il a la loi pour lui. Aussi passe-t-il ses après-midi à profiter stérilement des lieux. Ca ne lui rapporte certes pas grand-chose, mais ça ne lui coûte rien non plus.<o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc a un certain sens des affaires.<o:p></o:p>

    Les toilettes publiques sont en quelque sorte sa seconde demeure, étant donné qu'il entend profiter sans entrave du fruit de ses impôts, par ailleurs dûment payés. Personne ne peut par conséquent lui reprocher d'utiliser les toilettes publiques à chaque fois qu'une envie naturelle lui commande d'aller se soulager, c'est-à-dire plusieurs fois par jour, et ce tous les jours de l'année. Notre bonhomme n'ignore pas que les toilettes publiques peuvent être utilisées sans restriction par les administrés. Les utilisateurs ont même le droit de se plaindre à la mairie en cas de mauvais entretien. <o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc n'est pas un hors-la-loi.<o:p></o:p>

    Il a porté devant les tribunaux bien des affaires. Certes baroques, inhabituelles, voire complètement saugrenues mais parfaitement recevables sur le plan juridique. Il a obtenu gain de cause à chaque fois. La République française l'a même dédommagé pour une histoire presque virtuelle : l'ombre du toit de la mairie jouxtant sa propriété portait illégalement jusque sur un angle de son jardin où il avait choisi de planter une espèce rare de mauvaise herbe ne donnant le meilleur d'elle-même que dans des sillons fortement ensoleillés. C'était son droit le plus strict que de faire pousser des ronces dans son jardin et de choisir cet angle litigieux précisément pour les cultiver, même si ses détracteurs lui rétorquèrent que le reste du jardin, vierge de toute plantation et sans aucune ombre, aurait pu faire l'affaire. <o:p></o:p>

    Monsieur Leblanc fut le plus malin.<o:p></o:p>

    Bref, Monsieur Leblanc a trouvé la combine idéale pour importuner ses concitoyens le plus longtemps possible sans jamais être inquiété par la loi et ainsi occuper joyeusement sa retraite.<o:p></o:p>

     Souhaitons longue vie à Monsieur Leblanc !<o:p></o:p>

    465 - Le quincaillier

    Vêtu de sa longue blouse de travail couleur grisaille, il s'affairait au milieu de ses marchandises avec l'air pénétré de ceux qui sont investis de hautes missions. Une vie passée à exaucer des souhait ménagers, à débattre avec les fournisseurs et les clients de sujets pointus relatifs à des produits détergents, à des chignoles, à des mécanismes subtils de balais-brosses... Parfois il entrait dans des discussions savantes et inspirées avec ses clients pour savoir quel évier, quels jeux de vis ou genres de casseroles correspondaient le mieux à leur recherche. La satisfaction de ses clients lui donnait le sentiment d'être utile. Voire indispensable.

    Il avait trop conscience de passer pour un notable dans la petite ville. Aussi remplissait-il sa mission avec une authentique ferveur.
    <o:p></o:p>

    Dans sa boutique, une odeur de sainteté. Rien que des exhalaisons âcres de chasteté provinciale. Un siècle et demi de trésors domestiques entreposés en ces lieux avait rendu l'atmosphère irrespirable : tout dans la quincaillerie puait la province étriquée ! Les murs restituaient avec insistance des parfums ensevelis depuis une éternité et passés de mode. Odeurs obsolètes à jamais perdues, oubliées par le reste du monde et qui donnent cette nausée délectable que l'on appelle peut-être la mélancolie...<o:p></o:p>

    Vétustes et cossus, les rayons croulant sous les marchandises inspiraient un ennui mortel. L'ambiance désuète et austère de la boutique s'accordait à merveille avec la tête du quincaillier qui se prenait très au sérieux dans son métier.

    La quincaillerie était une vieille affaire fondée par d'illustres aïeux qui, en plein XIXème siècle, s'étaient fait un nom dans la ville. Pères d'une future dynastie de quincailliers vouée à la légende familiale, leurs portraits jaunis trônaient au-dessus de la caisse, lieu symbolique de toutes les réussites provinciales.
    <o:p></o:p>

    Endroit vénérable de la quincaillerie, zone rouge de l'antre séculaire, sujet tabou, depuis plus de cent cinquante ans la caisse inspirait un respect inné de père en fils...

    Cette maison honnête fréquentée par de vieilles rombières en panne de robinetterie ou de dames "bien comme il faut" en manque de produits détartrants lui conférait une honorabilité qui avait fait son renom depuis plus de cent cinquante ans. Ici on ne vendait que des choses utiles, pragmatiques, fonctionnelles. Point de fanfreluches ni de bagatelles, rien que des accessoires indispensables au bon entretien de la plomberie des honnêtes gens, essentiels à la bonne marche du quotidien des bons citoyens, nécessaires au soutien du moral des troupes immergées dans le réel...
    <o:p></o:p>

    Pauvre type ne rêvant pas plus loin que ses articles de zinc et d'étain et qui pour rien au monde n'aurait voulu changer sa place de gardien des biens ménagers, le fier quincaillier faisait pitié à voir dans sa destinée aussi étroite, aussi minable que sa longue blouse de travail couleur grisaille.<o:p></o:p>

    466 - J'accorde une interview à une jeune journaliste

    La journaliste (séduisante) - Raphaël Zacharie de Izarra, bonjour.<o:p></o:p>

    Moi (l'air hautain, méprisant) - Bonjour.<o:p></o:p>

    - On ne vous présente plus : plume d'exception, authentique esthète, hâbleur brillant, les qualificatifs flatteurs ne manquent pas pour vous définir...

    - Effectivement. Multiples sont mes talents, de même que mes tares. Mais je dirais que, comme chez beaucoup d'esprits supérieurs, mes tares participent de mes talents. Je n'ai donc, d'un point de vue individuel, que des talents.
    <o:p></o:p>

    - Raphaël Zacharie de Izarra, qu'est-ce qui vous fait courir dans    l'existence ?<o:p></o:p>

    - Poésie est mon credo (long silence qui impressionne beaucoup la jeune journaliste).

    - Que pourrait-on ajouter à une réponse si brève et si essentielle ? Mais parlons plutôt des femmes. Vous les aimez, c'est de notoriété publique. Vous le rendent-elles bien au moins ?
    <o:p></o:p>

    - Au jour de mes funérailles Madame l'on mesurera sans doute le poids ou la légèreté de ma plume sur le coeur des femmes... Si je les sers le plus possible avec des mots et le moins possible avec des preuves plus coûteuses, j'entends qu'elles me répondent avec autant de générosité que je mets de prudence à émettre vers elles mes doléances. J'escompte bien que vers ma centième année des files de pleureuses inconsolables et légèrement vêtues accompagneront ma dépouille jusqu'à la tombe.<o:p></o:p>

    - Vous parlez de doléances... Pour vous l'amour est donc synonyme de souffrance Raphaël Zacharie de Izarra ? Pouvez-vous développer pour nos lecteurs ?<o:p></o:p>

    - Madame, Poésie et Amour sont des choses qui échappent à nos strictes analyses. Néanmoins je puis vous répondre que oui, sûrement l'amour chez moi est lié à une certaine idée de la souffrance. Ai-je dit pour autant que j'aimais souffrir ? Non. C'est la souffrance de l'objet qui vous aime qui importe. Elle seule est délectable. Un esthète aime toujours voir le papillon agitant une dernière fois les ailes entre l'épingle qui le transperce. Moi je collectionne avec des gants blancs et des pincettes. J'aime de loin, avec calcul, science et rigueur, soucieux de garder les mains nettes. Regarder s'agiter l'insecte femelle qui vous fait des signes désespérés derrière une vitre avant de mourir, le coeur percé par quelque pal littéraire ou poétique est un plaisir raffiné que l'esthète sait capter avec délectation. L'hymenée dans le formol est une conception plutôt confortable de l'amour. Du moins pour celui qui tient le bocal.<o:p></o:p>

    - Raphaël Zacharie de Izarra, vous êtes odieux.<o:p></o:p>

    - Madame, pardonnez-moi d'être ce que je suis. Mes détracteurs me reconnaissent au moins cette qualité. L'on me trouve odieux, soit. Je ne saurais mentir à ma nature, n'est-ce pas d'ailleurs ce qui fait ma force ?<o:p></o:p>

    - C'est aussi ce qui fait votre charme Raphaël Zacharie de Izarra. Je dois d'ailleurs avouer que votre cruauté légendaire ne me laisse pas insensible... Mais venons-en à un sujet plus serein : parlons littérature. Quel mot selon vous définirait le mieux votre littérature ?<o:p></o:p>

    - Le mot le plus léger, le plus aigu, le moins usité. Ce sera le mot de votre choix.

    - Raphaël, vous permettez que je vous appelle Raphaël ?, que pensez-vous de la façon...
    <o:p></o:p>

    - Non, je ne vous permets pas Madame. Chacune des quatre parties de mon nom ne compte pas pour rien et j'entends que vous n'omettiez point de prononcer et ma particule et les syllabes composant les trois autres belles parties de ce nom qui fait mon identité littéraire. Que vous soyez une journaliste parisienne brillante particulièrement avenante et de toute évidence fascinée par votre invité ne vous dispense pas de vous soumettre au même protocole strict que j'impose aux reporters de province. Reposez-moi correctement votre question, je vous prie...<o:p></o:p>

    (Air gêné) - Raphaël Zacharie de Izarra, que pensez-vous de la façon dont vos contemporains vous perçoivent ? Vous déclenchez souvent des réactions très vives, voire outrées. Ce que vous écrivez n'est pas anodin, reconnaissez-le.<o:p></o:p>

    - Je m'adresse à un lectorat raffiné, lettré, intelligent. Ce sont les connaisseurs sachant goûter à des mots fins qui apprécient ma cuisine littéraire. Ces réactions que vous évoquez ne proviennent que de la plèbe. Un bel esprit comme le mien n'accorde aucune importance à ce genre d'insignifiance. Jamais la roture n'a fait partie de la gent littéraire.<o:p></o:p>

    - Raphaël Zacharie de Izarra, vous êtes un incorrigible misanthrope !<o:p></o:p>

    - Détrompez-vous, j'aime les hommes. Les humbles, les glorieux, les contrefaits, les riches, les avares, les ignares, les érudits, les idiots, les homosexuels, les vieux, les sots, les noirs, les brutes, les gentils, les insignifiants, les puérils, les fiers, les fragiles, les inébranlables... Les hommes m'attendrissent avec leurs imperfections, leur qualités, leurs mesquineries et leurs grandeurs. Je suis un grand humaniste qui ne craint pas de mettre le doigt sur les petites douleurs humaines, de relever les contradictions, de placer sous le projecteur de la vérité l'aveuglante bêtise de ses contemporains, d'accentuer à loisir toute nuance, de mettre en valeur les contrastes. Et tout ça pour mieux m'amuser de mes semblables ou les dénoncer avec férocité. Mais c'est parce que je les aime que je me moque d'eux, n'est-ce pas ?<o:p></o:p>

    - On pourrait en douter à vous lire... Vous faites usage du vitriol comme si c'était du petit lait. Vous avez le sens de la mesure comme le loup dans la bergerie a le sens fraternel... Vous avez conscience que vous faites mal au lecteur parfois ? Oui vos mots font parfois très mal Raphaël Zacharie de Izarra !<o:p></o:p>

    - Non ? Vous êtes sérieuse ? Tout est question du degré de lecture vous savez... Est-ce ma faute si certains de mes lecteurs prennent parfois au pied de la lettre mes textes les plus légers et n'accordent nul crédit à mes autres textes plus inspirés ? Quand j'écris sur le loup on s'attendrit, et quand je chante l'agneau on crie au loup !<o:p></o:p>

    - Raphaël Zacharie de Izarra, en définitive qui êtes-vous en deux ou trois mots ?<o:p></o:p>

    - Avant tout je suis une plume. Libre, légère, blanche, affranchie des pesanteurs terrestres, libérée des obligations religieuses, professionnelles, mondaines, n'hésitant à baisser la tête devant les puissants pour mieux leur plaire. J'ai le sens de la diplomatie. Ou de la fourberie, comme l'on voudra. N'importe ! Je sais montrer un visage humble, docile lorsque je suis devant les institutions sévères. Mais par derrière, qu'est-ce qui me retiendrait de cracher mon fiel ? C'est l'apanage des beaux esprits que de rassembler son courage quand l'ennemi a le dos tourné. Les sots échouent parce qu'ils affrontent l'ennemi en face. Le but est de gagner le combat et non pas de se glorifier de l'avoir mené de front. En deux ou trois mots je dirais que je suis un bon citoyen par devant, le roi des retors par derrière. <o:p></o:p>

    - Raphaël Zacharie de Izarra, je vous remercie pour cette interview passionnante. Comme beaucoup d'admiratrices, je suis impatiente de lire vos prochains textes sur FOXOO. <o:p></o:p>

    467 - Dialogue avec mon ego

    - Ego, es-tu là ?<o:p></o:p>

    - Comme ton ombre, toujours fidèle au poste. Que me veux-tu Raphaël ?<o:p></o:p>

    - Ego, me diras-tu pourquoi tu ne cesses de me talonner ?<o:p></o:p>

    - Raphaël, c'est parce que je suis le parfait écho de ta petitesse, le prolongement jusque dans l'infini de ton MOI. Tant que nous serons aussi proches l'un de l'autre, je serai toujours là pour te donner la réplique. Quitte tes jeux d'artifice et je te promets que me ferai oublier. Sinon, jamais nous ne nous séparerons et avec beaucoup de zèle je te rappellerai ma présence.<o:p></o:p>

    - Ego, tu es mon plus cher fardeau. Tu m'enchaînes à moi-même, m'empêchant de voir autre chose que ma tête à la place des étoiles, tu es une baudruche qui s'enfle pour mieux me ridiculiser, insatiable et grotesque, et cependant je ne puis me passer de toi. Partout où se pose mon regard, je te vois. Je t'adore et je te déteste. Je te chéris et je te maudis.<o:p></o:p>

    - Raphaël, je suis inconsistant mais tu tiens tellement à ma compagnie que tu vois en moi des reflets d'or et d'airain. Pure illusion ! Je ne suis que du vent, mais toi tu as la folie de croire en moi comme à un trésor sans prix ! Que tu es sot... Le jour où je ne répondrai plus à tes questions Raphaël, ce jour-là je serai mort. Et tu seras enfin libéré de mon influence, détaché de toi-même. Mais ce jour-là n'est pas près d'arriver Raphaël... Pour l'heure, tu es à moi. Je te tiens et je ne te lâche pas.<o:p></o:p>

    - Ego, qu'en sais-tu ? Qu'est-ce qui te fait dire que nous n'allons pas très bientôt nous quitter toi et moi, pour mon plus grand soulagement ?<o:p></o:p>

    - Mais regarde-toi donc Raphaël ! Tu en es encore à écrire des dialogues imaginaires entre nous deux... Tu me connais si bien, tu tiens tellement à moi, tu crois tellement en moi que tu me donnes même la parole dans ce présent texte alors que je te répète que je ne suis rien que du vent. A travers ces lignes que tu es en train d'écrire, j'existe plus que jamais pour toi. J'ai même droit aux plus grands égards : tu me traites comme un véritable sujet littéraire. C'est dire l'importance que tu m'accordes... N'est-ce pas la preuve que tu es complètement sous mon joug, pauvre esclave de toi-même que tu es ?<o:p></o:p>

    - Ego, ferme-la ! Je vais te montrer qui d'entre nous deux est le plus fort ! Je ne veux plus t'entendre, tu as compris ? Ego, tu m'entends ? Ego ? Ego, tu... Tu es toujours là ? ... Ego ? Ego ? ... Tu ne réponds plus, ego ?<o:p></o:p>

    468 - Avarice sordide

    Le vieillard craignait que l'on brûlât 98 chandelles pour fêter sa quatre-vingt-dix-huitième année. Avaricieux à s'en rendre malade, même la dépense des autres faite à son attention lui tournait les sangs.<o:p></o:p>

    Toute sa vie il avait économisé. Sur tout. Célibataire par économie, préférant attraper la crève pour épargner un fagot, affamé un jour sur deux pour gagner une livre de pain, il se consolait dans la solitude de son foyer glacial mais paisible, se chauffait avec des flambées imaginaires, se nourrissait de repas sautés. En revanche il buvait de l'eau jusqu'à satiété. Tous les jours de l'année.<o:p></o:p>

    Un jour il mit sa vie en péril pour ne point dépenser deux francs : à Rouen il préféra traverser la Seine à la nage plutôt que de se payer le bac. A deux doigts de la noyade, il réussit cependant à joindre l'autre rive sans payer. Il avait plus de cinquante ans et à l'époque le prix de la traversée en bateau lui avait paru exorbitant. La rage de l'économie l'avait poussé à l'exploit.<o:p></o:p>

    Plus jeune, il décida de visiter Paris. Il gravit les trois étages de la Tour Eiffel à pied. Il fit la charité à un mendiant en lui désignant une fontaine. Du Louvre, il admira sans rien débourser les murs extérieurs avec leurs sculptures haut perchées. Au Jardin des Plantes il opta pour l'observation des pigeons du parc, n'osant franchir la frontière qui sépare la partie du parc public accordée aux simples promeneurs de la partie payante réservée aux visiteurs munis de tickets. Il mangea sans manière, repu des mets divers et inégaux extirpés des poubelles de la capitale. Vu que ça ne lui coûtait rien il écouta de bon coeur les chanteurs de rues. Il leur donna des airs d'encouragements en compensation et estima que c'était déjà bien trop pour des paresseux pareils ! Le soir il sortit aux Champs Elysées en compagnie de sa sinistre mais sobre solitude. Il ne trouva que des gens richement vêtus et en fut ébloui. Lorsque trop las il entreprit de s'asseoir gratuitement sur les marches de quelque établissement huppé pour observer tous ces nantis qui passaient, on le prit pour un indigent. <o:p></o:p>

    Il ne refusa point les pièces qu'on lui jeta.<o:p></o:p>

    De retour dans son taudis de campagne il enferma dans une boîte en fer ses pièces indûment récoltées avant de la cacher sous le plancher, et à l'heure actuelle il les possède toujours, étincelantes dans leur boîte rouillée. La passion de l'économie l'ayant empêché toute sa vie d'aller dépenser cet argent si joliment gagné dans la prestigieuse avenue, ses pièces étaient devenues évidemment caduques depuis 1960, date de l'arrivée des nouveaux francs !<o:p></o:p>

    Pour être honnête précisons que vers soixante ans, écrasé par la solitude, il pensa tout de même à se marier... Dans sa folie d'avare il s'était épris d'une vagabonde ménopausée, vaguement chiffonnière, femme douteuse vêtue de sacs de la tête aux pieds. Les conditions étaient telles que la belle refusa. Il excluait en effet de nourrir chaque jour de la semaine l'épousée. Seulement les dimanches et les jours de fête, soit un jour par semaine plus les jours fériés. Et encore avait-il établi un barème inique et complexe qui lui donnait le droit de compter comme un seul jour férié certains jours chômés qui se suivaient, estimant que ces jours fériés qui se doublaient s'annulaient pour n'en faire finalement qu'un... Trois jours fériés qui se suivaient revenaient selon lui à un jour ouvrable, donc pas de nourriture à devoir à l'aimée... Il exigeait en outre que sa femme lui fût fidèle dans des besognes viles et harassantes, qu'elle ne gaspillât aucun bois, même par grand froid... Et il en était ainsi pour tous les aspects de la vie quotidienne : il tirait à l'extrême la corde humaine, ne se souciant que des économies faites sur le dos d'autrui. Si bien qu'en épousant l'affreux bonhomme la malheureuse chiffonnière eût été bien vite morte de faim, de froid, de fatigue.<o:p></o:p>

    Le jour de ses quatre-vingt-dix-huit ans il eut le soulagement de constater que le gâteau qu'on lui avait préparé ne comportait que neuf bougies symboliques.<o:p></o:p>

    469 - Le bossu méchant

    Jadis je connus un bossu acariâtre. Il allait toujours au puits muni d'un bâton, et gare à celui qui croisait son chemin ! Il frappait pour un oui ou pour un non : pour un regard de travers, pour un mot de trop, pour un mot de moins, pour un silence... Bref il frappait par habitude. Si bien que rares étaient ceux qui osaient encore le croiser.<o:p></o:p>

    Un jour où j'allai puiser de l'eau claire sous la Lune je me trouvai nez à nez avec le courbé devant le puits. Soucieux de m'épargner quelque volée de bois vert, je fis comme s'il n'était pas là. La Lune éclairait la scène. En me penchant au-dessus de l'onde profonde, je vis le reflet du tordu qui brandissait vers moi son bâton. D'un geste vif j'esquivai le coup. Emporté par son élan, l'agresseur faillit choir dans le puits.<o:p></o:p>

    Enragé par tant de malchance, le méchant infirme pesta contre l'astre mort.<o:p></o:p>

    J'en profitai pour m'esquiver, le seau vide mais les os intacts, trop heureux de m'en sortir à si bon compte. Le lendemain j'appris l'incroyable nouvelle : le bossu méchant était devenu riche. <o:p></o:p>

    En voulant reboucher le puits avec des grosses pierres, l'une d'entre elles brisa un coffre enfoui. Sous les lueurs de la blonde planète, de l'or apparu au fond du puits.

    Sa mésaventure s'était soldée par la fortune.
    <o:p></o:p>

    Devenu riche, il n'en demeura pas moins aussi méchant qu'avant : le lendemain, et cette fois en plein jour, je dus éviter les coups de bâton du bossu revanchard. <o:p></o:p>

    470 - De haut en bas

    Le train cheminait au loin, des volutes blanches s'en échappaient. J'entendais les alouettes dans le ciel d'été. La machine avançait dans un sifflement joyeux. Mon regard se posa sur une tige d'herbe séchée où venait de se poser quelque insecte ailé. Noir, trapu, l'hôte du microcosme parcourut de la racine au sommet son repaire éphémère.<o:p></o:p>

    Le soleil illuminait champs et plaine jusqu'à l'horizon. A perte de vue, d'immenses pâturages. Un univers baigné dans une clarté irradiante. En moi, une impression ineffable de liberté, d'infini, de légèreté... L'azur et la lumière se révélaient subitement dans leur plus pure expression, et à ces beautés soudaines mon âme s'éveillait.

    Le train s'approchait lentement, recouvrant peu à peu le chant des alouettes. La locomotive crachait son suif clair, les wagons bringuebalaient dans la prairie... Je vis un poème d'acier.
    <o:p></o:p>

    L'insecte explorait toujours sa tige, indifférent aux géants qui l'entouraient, étranger aux montagnes qui de toutes parts le dominaient.<o:p></o:p>

    Le train arriva à ma hauteur dans un fracas enchanteur, traînant dans son sillage un souffle chaud plein d'odeurs d'huile et de feu. Un vent fabuleux souleva mes cheveux, fit naître en moi un frisson inconnu. <o:p></o:p>

    Subjugué par le spectacle, je devins tout à la fois la pierre au bord du chemin, le buisson non loin de là, la tige séchée à mes pieds, l'air de la prairie et l'acier de la machine...

    En s'éloignant avec son panache éclatant, la créature de métal prit des allures épiques et romanesques qui m'émurent profondément.
    <o:p></o:p>

    Au passage de ce monstre à vapeur l'insecte n'avait pas quitté sa tige, absorbé qu'il était de la naissance à la mort par son monde minuscule. A toutes les échelles, de la plus glorieuse à la plus insignifiante, je ne voyais que Poésie. <o:p></o:p>

    Ce jour-là le ciel égalait en beauté la poussière.<o:p></o:p>

    471 - Un retraité actif

    Le père Eugène est un membre assidu du club des Aînés Ruraux de son village. Quatre-vingt-trois ans et une sénilité parfaitement assumée ! Le dimanche en compagnie de ses pairs, il faut le voir jouer aux cartes, et puis l'entendre chanter, ça n'est pas rien ! Un vrai boute-en-train le père Eugène... Avec son mégot éteint perpétuellement pendu à sa lèvre molle, son éternel béret vissé sur le front et sa démarche chancelante, il a bien l'air de ce qu'il est : un vieil abruti alcoolique.<o:p></o:p>

    Avec ses passions débiles, ses occupations ineptes et ses amours insignifiantes, le père Eugène symbolise à lui seul tous les bas-fonds des hospices de province. Une vie entière passée à boire, fumer, parler voitures, tondre son gazon le dimanche pour finir comme un détritus passant son temps à faire des parties de cartes avec d'autres "seniors" de son rang !<o:p></o:p>

    Rassurons-nous toutefois car le père Eugène a toujours été à l'abri de sa propre inanité derrière ses mégots. Ignorant la misère de sa condition, il vous postillonne chaleureusement à la face en racontant ses histoires sans intérêt, hilare. Sur le sort de son chien, il est intarissable. Sur la météorologie il est capable de débiter en une heure autant d'âneries qu'un plombier sur la philosophie kantienne en une vie entière ! Après ses interminables parties de cartes, en général il n'a plus rien à dire du tout : il cuve.<o:p></o:p>

    Il s'imagine toujours capable d'honorer les caissières de supermarchés le père Eugène ! Mieux encore : il aime dire "Hôtesses de caisses", ça lui plaît à l'Eugène. Ca lui donne l'impression de faire moderne. Notons qu'il est parfaitement conditionné par les émissions de TF1. Un spectateur modèle, irréprochable ! Il sait parler comme les jeunes le père Eugène. Il dit "Hôtesses de caisse" pour ajouter une touche de noblesse à ses mots d'amour...<o:p></o:p>

    Pitoyable du haut de son béret jusqu'au fond de ses charentaises... Longue vie dans le club des Aînés Ruraux Eugène !<o:p></o:p>

    472 - Au piano

    Le dandy est penché sur son piano, mélancolique et las. Le salon sent les vieux meubles. Une odeur de moisi illustre et de boiseries solennelles. La scène se passe en juillet 1830 à Saint-Cloud dans une belle demeure qui longe le fleuve parisien. Par la fenêtre ouverte s'insinuent les bruits de la belle saison.<o:p></o:p>

    L'époque est à la découverte de la photographie, à la bataille d'Hernani, aux prémices du romantisme, à la vapeur... Dans ce monde les nouvelles arrivent à la vitesse du galop, mais guère plus vite. L'on mange encore du pain noir dans les campagnes, le vrai pain noir de la terre. Dans Paris crotté c'est encore les petits quartiers moyenâgeux, et le grain se moud dans les hauteurs de Montmartre.<o:p></o:p>

    Après avoir ôté ses gants blancs, l'esthète assis devant l'instrument exécute une profonde mélodie. Très inspiré, la moue blasée, il joue. Dans de longs soupirs, l'auteur effleure l'ivoire avec détachement. Virtuose et éthéré.<o:p></o:p>

    Avec son air triste et digne, ses gants fins et sa toilette élégante, n'incarne-t-il pas l'éternel MYTHE ce joli ? On l'aime cynique et tendre, hautain et racé, distingué et insolent ! <o:p></o:p>

    Faisons un bond en avant de plus d'un siècle et demi. La scène se passe au Vieux-Mans (autant dire dans le quartier choisi de la cité, réservé aux gens d'esprit). Depuis sa tour d'ivoire un autre esthète aux dehors plus sobres est penché sur son clavier. Il a la même expression, la même attitude arrogante et désabusée que notre héros évoqué plus haut, sauf qu'il pianote sur son clavier d'ordinateur.

    Il se croit dans le même monde que son double du siècle légendaire : il voit des chevaux à la place des voitures, des paysans en sabots au lieu des conducteurs de machines, des moulins à vent et non des distributeurs automatiques... Même son clavier d'ordinateur, il le prend pour une plume avec de l'encre ! Mieux : il se prend pour ce dandy d'une époque révolue, assis devant son piano à Saint-Cloud dans une belle demeure sise au bord de la Seine...
    <o:p></o:p>

    Tel que je suis, me voici présenté.<o:p></o:p>

    473 - Passions pâtissières

    La Rolande n'aimait pas les hommes. <o:p></o:p>

    Seuls les gâteaux pouvaient satisfaire ses appétits les plus ardents. Aussi les aimait-elle à la folie, sans honte ni retenue. Toutes les pâtisseries l'attiraient : les fines, les ordinaires, les grasses, les colorées, les farcies aux potirons, les truffées de fraises, les infâmes, les tristes, les gaies, les molles, les dures, les poivrées, les insipides... Elle les voulait absolument toutes, pourvus qu'elles fussent aptes à emplir son estomac ogresque. <o:p></o:p>

    Insatiable et pas du tout rebutée par les saveurs nouvelles, la gourmande ne jurait que par la crème à la violette, la chantilly à la cannelle ou le feuilleté mou. Elle s'enfournait sans complexe maints desserts à la suite, étranges et divers. Certains étaient somptueux. D'autres plus simples. Mais la plupart étaient répugnants de garnitures sucrées. Si bien que sous son palais les parfums les plus rares se combinaient aux arômes les plus crus. La Rolande avait la passion des gâteaux comme d'autres ont le goût des amours outrancières et variées. Qui pourrait lui reprocher de s'adonner à son vice avec une telle rage et tant    d'excès ? Dans sa bouche la mangeuse mêlait sans distinction la fleur à l'ordure. C'était là son ivresse.<o:p></o:p>

    Précisons que l'affamée arborait un giron sans borne, une taille solide, des muscles saillants, un séant callipyge, des pognes viriles. Et avec ça, elle avait une propension innée à s'approprier l'espace vital de ses semblables pour peu qu'elle partageât avec eux le même trottoir, la même banquette de train, la même table.

    Les pâtisseries constituaient les seules raisons de vivre de la Rolande. Sur Terre ne valaient à ses yeux que les maîtres-pâtissiers, seuls objets dignes de ses transports.

    Elle refusa cependant les avances d'un commis pâtissier borgne et même d'un chef glacier un peu gris. Finalement elle s'unit épisodiquement à un vieux masseur ayant vaguement travaillé aux bains de Vichy dans sa jeunesse. Leurs rapport furent chastes toutefois car il la mit d'office à la diète. Bientôt elle le quitta et renoua avec ses anciennes habitudes de célibataire, heureuse de pouvoir s'enfourner avec toutes les licences que l'on conçoit ses chers, indispensables, irremplaçables gâteaux.
    <o:p></o:p>

    474 - Réveillon de pingres

    Les Bûchebois ont bouleversé leur quiétude, cette année ils fêteront Noël ! Comme chez les jeunes : avec de la chandelle et du gras. <o:p></o:p>

    A ceci prés que chez ce couple de vieillards la moindre dépense est sujette à d'interminables discussions. Deux vieux avares incurables et butés aux moeurs anachroniques s'apprêtent à festoyer dans leur chaumière à l'approche de Noël. Un couple de demi fous en guenilles ne vivant que par procuration, à la vérité...<o:p></o:p>

    Il fut d'abord décidé qu'ils passeraient le réveillon sans feu, car selon eux ça ne valait pas la peine de chauffer la pièce pour l'occasion alors que tous les jours de l'hiver ils résistaient fort bien au froid. L'esprit d'économie a ceci de vrai et d'avantageux : il endurcit les corps.<o:p></o:p>

    - Pas besoin de feu ! C'est déjà ça de gagné, hein la mère ?<o:p></o:p>

    - C'est ben vrai l'pé', c'est toujours ça de gagné d'éconôôômie... Ca fera une bonne année de commencée. Faut pas déjà pousser les dépenses alors qu'on n'a même pas commencé l'an !<o:p></o:p>

    Ensuite tous deux se mirent d'accord pour manger de manière raisonnable. Pas la peine de se rendre malade avec de bonnes choses chères et de devoir aller quérir le docteur le lendemain. C'est qu'il ne travaille pas gratis le bougre !<o:p></o:p>

    - A-t-y des patates douces la mère ?<o:p></o:p>

    - J'en avions l'pé'. <o:p></o:p>

    - Ben ça suffira bien assez tout comme pour les jours ordinaires ! Pis y'a quoi à boire ?<o:p></o:p>

    - Y a d'lieau à boi' dans la cruche l'pé' !<o:p></o:p>

    - Va pour l'ieau d'la cruche ! L'vinasse du ciel elle fait l'affaire tout comme le vin, sauf qu'elle est pas à trente sous la bouteille elle au moins ! Pis elle coule pareil dans la gorge tout comme le vin, pas vrai la mère ?<o:p></o:p>

    - Ca je vais pas te dire le contraire l'pé'... L'ieau et le vin c'est du pareil au même vu que les deux y abreuvent aussi bien. Y 'a juste qu'une différence, c'est une différence de prix. Allez, on va pas se tracasser la tête l'pé ! Y'a de la bonne ieau qui fera l'affaire du pareil au même.<o:p></o:p>

    La nuit de Noël enfin arrivée, les deux avares firent un festin de pommes de terre à l'eau. Sans beurre. Dernier compromis qu'ils s'autorisèrent au dernier moment, quand les patates furent chaudes... Le couple d'ascètes ne put en effet se résoudre à ajouter le beurre. Les vieillards sentaient bien l'un comme l'autre que ça leur faisait mutuellement trop mal au coeur de gaspiller ainsi le beurre. " Le gras c'est pour les jeunes et non pour les vieux ! ", décrétèrent-ils de manière parfaitement arbitraire mais non moins définitive... Ce soir-là ils ne changèrent finalement rien à leurs vieilles habitudes. C'est qu'on ne bouscule pas aussi facilement soixante-dix-huit ans de réflexes institués en véritable religion ! Obstinément attachés à leurs valeurs, les Bûchebois ripaillèrent surtout en imagination ce soir-là. La chandelle qu'ils allumèrent à cette occasion ne brûla qu'une demi minute symbolique. Juste pour marquer le coup. <o:p></o:p>

    - C'est-y pas malheureux tout de même de voir qu'y a des gens qui brûlent jusqu'au bout de la bonne chandelle, hein l'pé ! <o:p></o:p>

    - Que veux-tu qu'on y fasse la mère ? Allez, c'est assez brûlé, éteint donc ta flamme ça va faire une minute...<o:p></o:p>

    - T'en fais pas, ça aura pas fait une minute. J'ai compté, elle aura brûlé trente-trois seconde l'pé. Trente-trois seconde, ça va. C'est honnête.<o:p></o:p>

    - Oui ça va trente-trois secondes... Ca fait pas même pas une minute. On peut bien se permettre trente-trois secondes de chandelle, c'est pour la Noël. C'est pas tous les jours Noël quand même !<o:p></o:p>

    - Ha ! M'en parle pas l'pé ! Tous les jours la Noël, putôt crever oui ! Tu te rends comptes l'pé ? Ca serait pas vivab' ! Tous les jours à faire la fête à la chandelle, ha non alors ! Pas pour moi ! Tiens je préfère encore rester pauvre jusqu'à ma mort à l'idée de devoir dépenser comme c'est pas permis tous les jours de l'année !<o:p></o:p>

    Il discutèrent ainsi une longue partie de la soirée à propos de la chandelle. Et d'autres choses insignifiantes. Ils se permirent tout de même une petite fantaisie qui égaya leur soirée : ils burent leur eau de pluie habituelle jusqu'à satiété. Pour ne pas à avoir à regretter de n'avoir pas bu de vin.<o:p></o:p>

    Ils burent, burent, burent, sordides et mesquins jusqu'à la dernière goutte.<o:p></o:p>

    A la fin de la soirée ils se jurèrent de ne jamais plus recommencer une expérience aussi éprouvante. A force de n'être jamais mangé, leur beurre devint rance quelques jours après ce réveillon mémorable.<o:p></o:p>

    Ils le mangèrent quand même, le trouvant fort bon, regrettant seulement de ne pas pouvoir attendre encore plus longtemps avant de le faire disparaître dans leur maigre estomac.<o:p></o:p>

    475 - Un réveillon réussi !

    Ca s'apprête à réveillonner dur chez les Trivieux : dinde au marrons farcie aux truffes et bûche de Noël de rigueur. Ca fait tellement longtemps qu'ils attendent de fêter dignement cette sacrée naissance du petit Père Noël, il y a un peu plus de 2000 ans... Minuit moins cinq. Ils n'en peuvent plus chez les Trivieux : encore quelques minutes à attendre et ils vont pouvoir s'en "foutre plein la panse". <o:p></o:p>

    Bientôt minuit... Patience, encore quelques instants... La télévision est allumée sur TF1 et pour l'occasion le son a été poussé très fort. La radio judicieusement posée sur le poste de télévision est également allumée : un des fils écoute les programmes lénifiants de RTL. Dans la pièce, une fumée dense faite de tabac (tous le monde fume chez les Trivieux) mêlé de relents de fritures fait aboyer puis vomir le gros berger allemand étalé en plein passage. Ambiance abrutissante convenant parfaitement aux Trivieux...<o:p></o:p>

    Minuit !<o:p></o:p>

    C'est la ruée : fébriles, les mâchoires commencent le marathon. Les ceintures sont desserrées. Les fourchettes s'entrechoquent, les bouteilles d'apéritifs tintent. C'est parti pour six heures de gueuleton non-stop !<o:p></o:p>

    Le père montre l'exemple à sa progéniture. En guise d'entrée il attaque avec de bonnes grosses côtelettes de porc. Du porc cent pour cent pur porc. Du bon porc du pays des cochons qui décidément ressemble à sa petite tête de gros porcin dégénéré... S'adressant à ses deux fils déjà bouffis d'extase par le   hors-d'oeuvre :<o:p></o:p>

    - Allez-y les gars, mangez, y'en aura encore pour jusqu'au bout de la nuit ! Gavez-vous bien, c'est Noël aujourd'hui !<o:p></o:p>

    Sa femme n'est pas en reste. Dans la cuisine s'amoncellent autour de la dinde et de la bûche d'autres plats d'agrément, dégoulinants de graisse. Depuis deux jours la ménagère s'affaire pour que cette année la nuit de Noël soit la plus mémorable possible.<o:p></o:p>

    A même le goulot on s'abreuve à la seule source de vie connue sous ce toit : la bière en cannettes coule à flot (achetée par packs de douze en promotion). Chez les Trivieux, on ne fait pas de chichis ! <o:p></o:p>

    Quatre heures du matin. La dinde réduite à une carcasse informe gît par terre aux pied du berger allemand. Quelques cannettes renversées forment des auréoles immenses sur la nappe. On en est aux amuse-gueules avant d'attaquer la série de desserts puis la bûche finale. Les bedaines débordent de leurs chemises, les bouches suintent de plaisirs assouvis. Les haleines sont fortes, les rires sont gras, les manches sont relevées, la télévision jette des lumières bleues et oranges sur les visages. Ca sent la bière et le pastis, le tabac et le chien, et la radio qui grésille allumée à fond sur la télévision qui lui fait concurrence répand jusque dans la rue ses ritournelles publicitaires : pas de doute, c'est vraiment la fête chez les Trivieux !<o:p></o:p>

    Six heures du matin. Les Trivieux pourront-il faire honneur à la tradition à l'heure sainte de la bûche ? C'est que l'alcool a déjà fait son oeuvre et pas mal de dégâts... Mais enfin, c'est pas tous les jours Noël, n'est-ce pas ? Aussi pardonnera-t-on aux Trivieux leurs excès. Ils ont bien droit à leur petite fête annuelle eux aussi, non ? Vraie famille de prolétaires endurcis, gros travailleurs n'ayant jamais chômé, les Trivieux sont de braves gens qui tiennent à fêter comme il se doit la naissance du "petit Père Noël dans l'étable de la Belle de Babel" aiment-ils à dire dans leur humble culture...<o:p></o:p>

    En effet, les Trivieux peu portés sur la culture ne font guère la différence entre Bethléem et les publicités pour le fromage BabyBel ainsi que le dessin animé "la Belle au Bois dormant". Ils sont vraiment touchant les Trivieux ! Mais laissons-les à leur joie, retirons-nous sur la pointe des pieds et laissons-les continuer sans nous leur festin nocturne, même si c'est déjà le petit matin dans leur maison Phénix (sise idéalement en la zone résidentielle de leur petite ville de banlieue)... Chez les Trivieux, la bûche de Noël c'est sacré.<o:p></o:p>

    Brave famille de français moyens, honnêtes gens de la France authentique, mangez, mangez et buvez jusqu'à satiété car c'est Noël aujourd'hui !<o:p></o:p>

    476 - Le braquemart de l'abbé Benoît

    L'abbé Benoît était d'une rigueur religieuse exemplaire. Sa piété de fer ne faisait pas pitié à voir, bien au contraire. C'était un roc de préjugés éculés, un chêne de certitudes absurdes, une montagne d'orthodoxes hérésies. En sa compagnie on ne craignait pas plus le Diable que les égarements de la raison et de l'esprit critique... Avec sa soutane qu'il portait comme un seigneur, il impressionnait les vieilles dévotes. Avec ses airs entendus de Casanova d'Église, il faisait tressaillir les vierges tendrons. Avec ses ambiguïtés de prêtre douteux, il troublait les jeunes hommes efféminés.<o:p></o:p>

    Mais surtout il rendait jaloux tous les époux qu'il avait mariés.<o:p></o:p>

    Nul dans la modeste paroisse n'ignorait que l'abbé Benoît était monté comme un bourriquot, ses multiples maîtresses étant les pires jacassières qui soient. L'abbé Benoît fourrait donc avec rage et frénésie les membres de son harem autant qu'il le pouvait, c'est-à-dire généralement une fois le matin et au moins deux fois le soir, mais sans jamais quitter sa soutane : respect dû aux emblèmes de sa fonction oblige... C'est qu'il était vraiment pieux l'abbé. Il avait ses petits scrupules.

    Le soir au café du village l'abbé Benoît venait parfois se mesurer aux buveurs. Il y avait des concours de longueur phallique. Les prétendants aux lauriers, tous ivres, s'alignaient au bord du zinc en exhibant sans pudeur leur chibre. Le spectacle était infâme, et on se demandait comment un homme de son rang et de sa dignité pût s'abaisser à de semblables libations, à des moeurs aussi viles... Mais bref, l'abbé Benoît décrochait à chaque fois la palme de la plus grosse trique du bar, au grand dam de ses rivaux. D'ailleurs l'abbé les traitait tous d'ânons, lui qui était monté comme un bourriquot. Ca se terminait habituellement dans l'hilarité générale, et c'était alors le début de beuveries et d'orgies à n'en plus finir.
    <o:p></o:p>

    Le lendemain l'abbé Benoît servait la messe avec ses airs compassés, comme si de rien n'était. Juste les traits un peu tirés.<o:p></o:p>

    Ses compagnons de perdition qui étaient aussi ses ouailles assistaient à l'office, quelque peu dépités. Tous se sentaient offensés que le prêtre qui leur disait la messe puisse posséder le plus gros braquemart de la paroisse et s'en servir plusieurs fois par jour par-dessus le marché. Ils se disaient que décidément le monde était bien mal fait puisque le Ciel octroyait aux prêtres les plus chers trésors de la terre...<o:p></o:p>

    On respectait cependant les règles établies dans le village, et on se taisait poliment devant l'autorité en action : le prêtre officiait. Enfin la messe était dite. Alors l'abbé allait promptement foutre une de ses gueuses tandis que ses ouailles se dispersaient. Tout le monde dans le village savait que l'abbé Benoît avait été conçu comme un diable de satyre. Sa longue pine d'ailleurs laissait songeuse plus d'une rosière, faisait se pâmer plus d'une pécheresse repentie, amenait bien des conflits dans les chaumières...<o:p></o:p>

    Mais sous le clocher, on se taisait.<o:p></o:p>

    477 - Alphonse

    Depuis toujours je considérais Alphonse comme un pauvre homme plein d'indigences. Lui, gentil, chaleureux, inconscient de l'image qu'il donnait me saluait toujours avec un grand sourire. En répondant à son geste j'affichais en sa direction un sourire tout aussi épanoui que le sien mais pensais tout bas : "pauvre type d'alcoolique, minable, raté, crétin, pauvre abruti d'analphabète, méprisable réceptacle à vinasse !"<o:p></o:p>

    Alphonse rendait volontiers service. Je profitais souvent de sa disponibilité d'alcoolique pour lui confier les tâches les plus ingrates. Je décrétais que quelques verres de piquette suffisaient pour le remercier de son dévouement, estimant qu'un semblable abruti ne pouvait que se réjouir de recevoir un tel salaire. Précisons que systématiquement je lavais avec soin son verre après usage, dégoûté par les exhalaisons douteuses de l'individu.<o:p></o:p>

    Un jour Alphonse me demanda d'être payé avec de l'argent. Je refusai, objectant que je n'avais pas envie de lui financer son mauvais vin et que de toute façon j'avais l'intention de le payer en nature, ce qui revenait strictement au même. Après une brève réflexion il admis la justesse du raisonnement et exigea alors d'être payé en bouteilles et non plus en verres à consommer sur place. Je lui accordai une bouteille de vin âcre qui traînait dans ma cave.<o:p></o:p>

    Par le vin je tenais ce pauvre homme sans défense intellectuelle, le manipulais à ma guise, jouais sur sa pensée malléable, sa volonté sans force... Et je me croyais mieux que lui ! Égoïste, odieux et pervers, au lieu de le sortir de sa fange je l'y enfonçais pour mon plus grand profit. Soudain je me vis dans toute ma hideur. La vraie indigence étant celle de l'âme, l'infâme, le misérable, n'était-ce pas moi ?<o:p></o:p>

    Après m'être sérieusement remis en question, je décidai de sortir de sa déchéance celui qui depuis toujours avait été la victime de mes sarcasmes. Le lendemain, résolu à me dévouer entièrement à la noble cause et désireux de réparer les vilenies commises envers ce pauvre diable, je me mis en devoir d'aller lui présenter mes excuses ainsi que mes services. Je frappai à sa porte. <o:p></o:p>

    Silence.

    D'office je poussai la porte, imaginant naturellement l'hôte des lieux terrassé par l'alcool comme à son habitude. En entrant je reconnus par terre la bouteille offerte la veille, gisant à côté d'une masse informe nommée Alphonse, nez contre le sol... Je retournai le corps de l'ivrogne afin de le réveiller en quelques gifles.
    <o:p></o:p>

    Je le trouvai mort, les yeux ouverts, le regard désespéré.<o:p></o:p>

    478 - Un bon gardien

    En flânant au cimetière du Père Lachaise à la verte saison, n'avez-vous jamais senti que les premiers effluves vernaux rendaient légers les coeurs comme les sépultures ? Ce jour-là, tandis que rêvassais dans le jardin mortuaire, le parfum subtil du printemps pénétra en moi de manière aiguë. Et les marbres, confusément, se parèrent d'invisibles beautés. Sensations inédites dues sans doute à ma sensibilité d'éternel oisif... L'air printanier au-dessus des tombes alanguissait mon âme et, plein d'ivresse, je me mis à parler aux morts. Avec fantaisie et emphase :<o:p></o:p>

    - Morts, comme vous voilà trépassés ! Vous qui gisez sous les pierres, m'entendez-vous ? Esprits, âmes errantes, défunts de toutes conditions, allez-vous cheminer à mes côtés entre toutes ces tombes ? Ha ! Quelle jolie compagnie vous me ferez !<o:p></o:p>

    Quelques vivants m'interrogèrent du regard.<o:p></o:p>

    Indifférent aux normes horizontales en vigueur chez mes semblables et à la bienséance qu'exige ordinairement toute présence en ces lieux, je continuai à parler haut et fort aux gisants.<o:p></o:p>

    - Dormez-vous donc ? Ou bien êtes-vous déjà loin sur le chemin de l'Éternité ? Allez-vous finir par me répondre ?<o:p></o:p>

    Soudain, derrière moi une voix sonore et sépulcrale...<o:p></o:p>

    - Je suis le gardien du cimetière. Allez-vous cesser vos imbécillités ? Des gens sont en deuil ici, un peu de respect pour eux s'il vous-plaît ! Les morts ne vous répondront pas pour la simple raison qu'ils n'ont rien à vous dire ! De plus certains d'entre eux sont des âmes irascibles, comprenez-vous ? Allez, maintenant circulez s'il-vous plaît.<o:p></o:p>

    Je lui présentai mes excuses et partis un peu plus loin. Une fois seul, je me remis à interroger les disparus :<o:p></o:p>

    - Allez-vous vous réveiller oui ou non ? Un vivant vous parle ! Allez-vous me dire si vous êtes là oui ou non ?<o:p></o:p>

    Cette fois la voix qui me répondit fut retentissante !<o:p></o:p>

    - Mais vous n'avez pas bientôt fini votre petit cinéma ? Je vous ai dit de respecter les visiteurs en deuil. Où vous croyez-vous ici ? Au théâtre ? Allez, maintenant sortez de ce cimetière je vous prie, sinon j'appelle les forces de l'ordre ! <o:p></o:p>

    Une fois dehors, longeant le mur de la nécropole donnant sur le Boulevard de Ménilmontant, je me ravisai. Le gardien qui m'avait si vertement sermonné avait tout de même quelque chose d'étrange en lui... Cet aspect anachronique, et puis le fait qu'il me retrouva si promptement alors que je me pensais seul dans un coin perdu du cimetière... Je ne m'étais rendu compte de rien sur le moment mais à présent que j'y songeais... Étrange... Personne n'avait semblé faire attention à lui à part moi. Ce gardien irrité à la voix si forte, ne fus-je pas le seul à l'avoir entendu ?<o:p></o:p>

    "Les morts ne vous répondront pas pour la simple raison qu'ils n'ont rien à vous dire ! De plus certains d'entre eux sont des âmes irascibles, comprenez-vous ?", me remémorai-je...<o:p></o:p>

    A cet instant précis je compris tout.<o:p></o:p>

    479 - La preuve par l'ange

    Je vis descendre un oiseau de bon augure. C'était un ange. Il m'adressa la parole en ces termes :<o:p></o:p>

    - Raphaël, tes ailes sont blanches mais tes pages sont pleines de noirs écrits.

    - L'ange, lui répondis-je, c'est que l'encre de ma plume vient du fond de la terre et non de la pointe des sommets. Ce qui coule des hauteurs est clair comme l'eau des montagnes, mais ce qui remonte des profondeurs est dense comme l'huile de roche. L'éther venu d'en haut y remonte bien vite, ne laissant nulle empreinte sur le papier, tandis que le charbon imprime partout et durablement la trace de son passage. Vois-tu l'ange, ce qui marque les hommes ça n'est pas le paradis mais l'enfer.
    <o:p></o:p>

    - Raphaël, tes ailes sont supérieures mais ta plume demeure humaine. Si tu veux toucher le coeur des hommes et non pas simplement leur imagination, en vérité je te le dis, vole à ma hauteur au lieu de ramper dans la poussière d'en bas. <o:p></o:p>

    - Ta noblesse est-elle au moins accessible aux mortels ? Le langage des ailés n'est pas celui des gens convaincus de sciences, sais-tu...<o:p></o:p>

    - Adresse à tes semblables égarés des discours moins psychologiques et plus poétiques Raphaël. Par exemple, tu leur rapporteras ces présents échanges. Par la Poésie tu triompheras de toute hérésie. Elle seule sauvera ce monde du prosaïsme. <o:p></o:p>

    - Tu crois vraiment que raconter cette histoire d'ange descendu jusqu'à moi saura ranger à ma cause les ennemis de la Poésie ?<o:p></o:p>

    - Raphaël, la retranscription fidèle sur une de tes pages de cette seule conversation suffira à les convaincre. Tu n'auras rien d'autre à ajouter que ta signature. Ceux qui te liront jusqu'au bout, je te le promets, par ces mots seront touchés en plein coeur.<o:p></o:p>

    480 - Le mythe rimbalesque

    Parce que je ne suis pas un de ces moutons de la culture qui mâchent sottement le foin qu'on leur sert.<o:p></o:p>

    De nos jours Rimbaud passerait à juste titre pour un délinquant drogué, pour un asocial peu recommandable, pour un dangereux hors-la-loi et surtout pour un très odieux trafiquant d’armes, un charognard des guerres.<o:p></o:p>

    Imaginez le plus adulé de nos écrivains contemporains imiter ce bandit de Rimbaud... Sa carrière serait brisée. Alors pourquoi cette légende à propos de cet infâme dont nul ne comprend certains vers hermétiques mais feint de se pâmer en les lisant ? Justement, Rimbaud est surtout une légende.<o:p></o:p>

    Rien de plus.<o:p></o:p>

    Je comprends parfaitement que l'on tente de m'initier aux subtilités élevées de la poésie rimbaldienne. Seulement je n'y adhère pas, trop méfiant que je suis envers les imposteurs de la lyre qui sous prétexte d'avant-gardisme nous pondent de gros cocos complètement vides.<o:p></o:p>

    Nul ne me fera croire que les âmes tombant en pâmoison devant les vers "illuminés" de Rimbaud ne sont pas victimes d'une auto-suggestion née d'un insidieux conditionnement scolaire, chose qui n'a rien à voir avec l'émoi littéraire véritable...

    L'on décrète à l'école que Rimbaud est un génie et que les "rebelles" dignes de ce nom se doivent d'adopter inconditionnellement le poète maudit pour pouvoir prétendre à la "révolte" et être pris au sérieux sous le ciel des rimeurs. L'on suggère que pour passer pour un fin lettré, un idéaliste, une âme éprise de je ne sais quelles "foutaiseuses" hauteurs, il faut admirer Rimbaud, que la chose se fait depuis plus d'un siècle, que les plus beaux esprits se sont inclinés devant Rimbaud et que railler ses vers qu'un tapage séculaire a fini par consacrer au panthéon des demi-dieux versificateurs relèverait du crime de lèse-poète...
    <o:p></o:p>

    C'est que, voyez-vous, je n'ai pas pour habitude de bêler avec le troupeau des initiés. Le messie de cette espèce de secte littéraire fût-il Monsieur Rimbaud.<o:p></o:p>

    Je préfère encore passer pour un imbécile solitaire, héroïque dans mon hérésie, plutôt que paître tel un ruminant à la solde de Rimbaud dans les grasses contrées de la poésie dispensée en granulés. Me distinguer de la sorte plutôt que me fondre dans la foule d'admirateurs anonymes, trompeter seul au fond des bois plutôt que joindre mes bêlements à ceux de l'étable, voilà ce qui sied au bel esprit que je suis.<o:p></o:p>

    481 - Les humains du cirque

    Ils s'exhibent comme des petits singes surdoués, les gens du cirque. Galipettes savantes et acrobaties recherchées sont sensées faire de ces pantins salariés des êtres à part. Fiers de leurs numéros, ils gonflent torses et muscles sous les acclamations... A-t-on déjà vu semblables puérilités ? Accoutrés avec recherche jusque dans le ridicule, ils font leur petit tour sur la piste et puis s'en vont, les gens du cirque. Artistes grotesques !<o:p></o:p>

    Le clown qui ne m'a jamais fait rire, pitoyablement fait les mêmes pitreries archi-usées. On sent sous son grimage approximatif le comédien raté, de son vrai métier conducteur de camion ou vague préposé à l'entretien du chapiteau, reconverti sur le tard dans la clownerie. Pauvre fantoche qui se met en quatre pour déclencher les rires les plus gras ! Aucun don particulier chez le clown qui semble dans le meilleur des cas n'être qu'un pauvre hère jeté sur la piste par hasard. Dans le pire des cas, il me fait songer à un personnage douteux qui, au fil des échecs successifs d'une vie itinérante que je soupçonne vouée à l'alcool, a fait naufrage dans une troupe de cirque.<o:p></o:p>

    Les dompteurs, rois de la nullité donnée en spectacle, m'ont toujours profondément ennuyé. Vêtus comme des gladiateurs d'opérette, c'est qu'il en imposent ! Aux mémés séniles et bedeaux attardés de province...<o:p></o:p>

    La musique jouée en ces lieux est à elle seule une merveille de monstruosité sonore ! Propre à rendre complètement dingues fauves, éléphants et autres quadrupèdes peut-être atteints de surdité aiguë... Pauvre ménagerie soumise aux lois du spectacle le plus piteux, abrutie chaque soir de représentation par une troupe de crétins à deux pattes !<o:p></o:p>

    Les trapézistes quant à eux sont de courageux inconscients qui ne craignent pas de voltiger en collants serrés. Et s'ils atteignent certains sommets, pour moi ce seront surtout ceux du mauvais goût. Ainsi déguisés en sauveurs du monde tels des "Superman" des pires productions hollywoodiennes des années soixante, j'aime les voir tomber systématiquement dans le ridicule. Véritables grenouilles des airs, ces artistes-là au moins déclenchent chez moi une réelle hilarité, contrairement aux clowns. <o:p></o:p>

    La façon que tous ces gens ont de saluer leur public est en soi le clou du spectacle. Quelle simiesque indigence ! Quel mimétisme dans la balourdise ! Quel comique involontaire ! Pour qualifier ces travailleurs du cirque, je n'ai pas trouvé de terme plus juste, plus adéquat (bien que familier) que le terme "ringards". <o:p></o:p>

    482 - Hasards gratuits et faits anonymes amusants ou émouvants

    Dans une rue du Mans l'autre jour je ramasse une feuille manuscrite gisant sur le bord du trottoir. Naturelle et insatiable curiosité de l'auteur de ces lignes pour tout ce qui tient de l'écrit personnel...<o:p></o:p>

    En effet, j'ai toujours aimé lire ces correspondances privées ou petits mots envolés, jetés ou oubliés qui traînent parfois dans le caniveau ou entre les pages des vieux livres. Cela peut aller de la simple liste de commission jetée sur la voie publique (je m'amuse souvent à établir les portraits psychologiques d'inconnus d'après les produits figurant sur leur liste de courses) au mot d'amour déchiré (dont je recolle les morceaux épars) que je soustrais à une poubelle en passant par la banale carte de voeux servant de marque-page trouvée dans un livre de la bibliothèque municipale. Ma curiosité à ce sujet est inextinguible. J'aime faire ce genre de brève incursion dans les vies anonymes. Ces témoignages ou tranches de vies laissés sur ces bouts de papier me font parfois rêver, sourire, voire me laissent perplexe... Il y a parfois des trésors humbles et émouvants à découvrir au fond des corbeilles à papier ou dans les marges de certains vieux livres. Bref, récemment je ramasse donc comme à mon habitude une feuille manuscrite traînant dans la rue.<o:p></o:p>

    C'est une ordonnance de médecin. Le papier est jauni. Ce qui frappe au premier abord, c'est le numéro de téléphone à quatre chiffres sur l'en-tête. Ce document remonte donc aux années soixante. Le mot est d'ailleurs daté du 19 septembre 59. L'entête est ainsi libellée :<o:p></o:p>

    Docteur Pierre DELINOTTE<o:p></o:p>

    Chirurgien des hôpitaux<o:p></o:p>

    3, rue Delaizement<o:p></o:p>

    PARIS (XVII°)<o:p></o:p>

    Tél. Étoile 07.11<o:p></o:p>

    Je lis :<o:p></o:p>

    "Mon cher ami,<o:p></o:p>

    Je crois que le mieux pour la jeune (illisible) serait qu'elle m'écrive pour prendre un rendez-vous. Sauf dans la première semaine d'octobre car je suis pris par le Congrès. Je peux la revoir quand elle veut. Pour ce qui concerne (illisible) je l'ai réglé, car je demeure persuadé que (nom illisible) a très certainement exagéré.<o:p></o:p>

    J'ai peur qu'il y ait un procès mais le fera-t-il ? Monsieur Binet était de mon avis lors de la dernière réunion commune, mais il paraît qu'il aurait    changé ! ? Qu'en sait-on ?<o:p></o:p>

    A bientôt j'espère, à la chasse, et amitiés à vous (signature illisible)."<o:p></o:p>

    A la lecture de cette lettre j'imagine avec amusement le chirurgien faire de bourgeoises parties de chasse le dimanche dans le parc d'un château en compagnie de ses amis avocats, notaires et autres grosses pointures de la bonne société parisienne. Bref, le cliché traditionnel.<o:p></o:p>

    Je mets la lettre dans ma poche dans l'intention d'en savoir un peu plus sur ce Docteur au nom si cocasse, grâce aux possibilités insoupçonnées qu'offre ce merveilleux joujou qu'est Internet, histoire de satisfaire plus en profondeur ma curiosité.

    Ce matin je commence donc mes recherches sur ce curieux Docteur Pierre DELINOTTE, et voici ce que j'apprends sur un site de généalogie :
    <o:p></o:p>

    Le Docteur Pierre DELINOTTE, médecin chirurgien, est né en 1906 et est décédé en 1964 à Ouzouer-sur-Treze en Sologne. Une petite note précise, qui donne tout son sel à cette histoire :<o:p></o:p>

    "Accident de chasse".<o:p></o:p>

    483 - Lettre d'amour

    Madame,

    Je n'aime pas vos boutons sur le visage ni vos dogues affamés, encore moins votre mari souffrant d'hémorroïdes aiguës. Quant à vos tartes à la crème, elles manquent autant de tarte que possible... Cependant, comme j'aime votre face de femme ! Saurez-vous combien j'apprécie votre présence entre les rangs de betteraves ? Madame, un être humain mâle doué de raison et possédant un coeur sensible en bonne santé vous aime. Je porte une jolie cravate, elle vous plaira. Je suis pauvre c'est vrai, cependant je suis certain d'avoir des choses de valeur. Du prix en tant que personne, beaucoup d'allure comme on dit, un minimum de répartie, de la bonne humeur, et puis quelques boutons de chemise en or, un radiateur de voiture neuf, un nécessaire à pharmacie, un sac presque entièrement rempli d'agates, enfin des choses de ce genre... Je n'ai pas de chien vivant mais il me reste quand même un peu de biens fonciers pour remplacer. Je suis sale sur moi, mais seulement le dimanche. Et encore... Pas tous les dimanches.

    Pour vous plaire Madame je me plierai en quatre, je fuirai devant mes responsabilités, j'enterrerai ma grand-mère et flagornerai même mon arrière grand-tante qui est encore moins vieille que l'autre aïeule. Je courrai comme un fou dans les champs au printemps, je mettrai des roues un peu mécaniques sous mes semelles de cuir. Sans chagrin j'arroserai le jardin les jours de crachin, je pourfendrai les forces obscures qui nous entourent comme un cheval fou. Ou mort, quelle importance ?
    <o:p></o:p>

    Mais avec la crinière au vent, toujours.<o:p></o:p>

    Au piano je vous chanterai l'amour. A canasson je vous le jure, à dos d'âne peut-être mais c'est moins sûr, avec un chien froid sur la tête, à califourchon entre deux principes opposés et symétriques, à la nage et même à la craie sur un tableau ensoleillé. Je ne verrai pas les boutons affreux de votre face de chamelle, trop ébloui par l'amour. Je ne verrai que la gloire des muses dans les hauteurs olympiennes encore accessibles. Madame, permettez que je délaisse mes affaires et que je vienne debout devant vous, vous dire que je veux courir les champs comme un fou au printemps, je le répète.<o:p></o:p>

    Il faut vraiment aimer l'amour et en vouloir madame, pour vous aimer. Vous avez vu votre tête de femme de votre mari ? Ce que j'aime en vous Madame, c'est le Madame. Le reste, c'est surtout de la littérature. Je termine ma lettre d'amour sur des mots sans espoir puisque je sais que vous je ne vous aimerai jamais. Cette lettre que vous avez entre les mains, c'est une farce, rien qu'une farce, soyez rassurée.<o:p></o:p>

    Gonflée comme une vache, grosse comme une barrique, fine comme une dinde. <o:p></o:p>

    484 - Enfantement guindé

    Madame de la Châteloire-Labey accouche après neuf mois d'aristocratique gestation. Assistons à l'événement jusque dans les plus intimes détails.<o:p></o:p>

    - Cher époux, des douleurs m'avertissent que je suis sur le point de livrer au monde le fruit de mes flancs. M'aiderez-vous à accomplir le devoir que m'impose la nature ? Je sens la délivrance si proche que je pense défaillir d'un instant à l'autre...

    - Madame, le fait que vous soyez mon épouse ne vous autorise pas à suggérer que je me mêle de ces affaires-là, quand même seriez-vous au bord du gouffre. Je vous trouve décidément bien indécente Madame ! Veillez à mener à bien cette formalité avec un maximum de discrétion... Vous savez bien que les trivialités de cette espèce ne siéent pas à l'esthète que je suis. Soyez forte Madame, et surtout prenez garde à ne pas vous départir de la plus élémentaire bienséance. Rendez service aux belles gens en éjectant le contenu de vos entrailles loin de leurs regards. Et puis cessez de geindre de la sorte Madame, vous me faites songer à une coche affamée et c'est particulièrement haïssable !
    <o:p></o:p>

    - Mon époux, me pardonnerez-vous d'endurer avec si peu de retenue les douleurs de l'enfantement ? C'est que les affres de la délivrance sont difficilement supportables...<o:p></o:p>

    - Madame, pourquoi devrais-je vous pardonner une telle faute de goût ? Que vous manifestiez oralement ou non les tourments que vous prétendez endurer, croyez-vous que cela changera quelque chose ? Même si ce que vous dites est vrai, votre douleur ne variera pas, que vous la manifestiez ou non, alors pourquoi ajouter à votre inconfort des gémissements qui incommodent tout le monde ? Même les domestiques sont irrités par vos bruits de bête femelle ! Reprenez-vous, je vous en prie ! Votre comportement est inconcevable, inouï, inqualifiable Madame ! Allez-vous cesser ces grognement incongrus et grotesques ? Vous me faites honte devant la domesticité, ce qui est un comble avouez-le... Et hâtez-vous plutôt de vider vos entrailles ailleurs que sous mes yeux Madame, car vous m'indisposez.<o:p></o:p>

    - Mon époux, permettez-moi en ce cas de demander l'aide de quelque domestique, car je crains de ne pouvoir accomplir seule la tâche.<o:p></o:p>

    - Madame, vous m'agacez avec ces affaires ménagères. Et puis voyez donc, vous êtes en train de répandre vos eaux ! Ha Madame vous êtes infâme ! Où vous croyez-vous ici ? Ha ! Disparaissez sans tarder Madame, allez plutôt rejoindre les bêtes aux écuries, seul asile digne de votre laisser-aller ! Quelle honte ! Il me semble avoir épousé quelque gueuse des bocages ! Allez, hors de ma vue, mauvaise épouse que vous êtes ! Ha et puis tenez ! Par votre faute des vapeurs me submergent. A moi Madame, à moi grand Dieu ! (L'époux agite son éventail.)<o:p></o:p>

    - Mon époux, vous sentez-vous mal ? Mais vous vous mourez !<o:p></o:p>

    - Ha oui ma femme, je me meurs de mille morts ! Et par votre faute encore, infâme que vous êtes ! Des sels, vite ! Apportez-moi des sels !<o:p></o:p>

    - Mon ami, je crains que celui que je portais en mon sein ne soit venu au monde entre temps... Entendez-vous gémir ce chérubin qu'un lien de chair relie encore à mon flanc sanguignolent ?<o:p></o:p>

    - Ha Madame, voulez-vous donc m'assassiner ? Croyez-vous que j'ai la tête à vos amusements ? Ne voyez-vous pas que je me meurs, morbleu ? Au lieu de m'ennuyer avec vos vétilles, secourez-moi Madame car enfin je crains le pire ! Alors et mes sels ? Vous savez bien que je ne souffre pas l'attente Madame...  Ho ! Madame, méchante épouse que vous êtes ! Me laisserez-vous donc agonir de la sorte ?<o:p></o:p>

    - Mon époux, je vous demande grâce pour mes égarements. Mais je vois que vous allez mieux... Venez donc près de moi que je vous présente votre héritier. C'est un mâle. Comment l'appellerez-vous ?<o:p></o:p>

    - Théophile. Quand dînons-nous ?<o:p></o:p>

    - Sonnez les domestiques, je crois que le dîner est prêt.<o:p></o:p>

    - Madame, je crains finalement que vos frasques m'aient hélas ! coupé l'appétit. Je ne vous félicite pas. Je me retire dans mes appartements. Bonsoir Madame.

    - Bonsoir mon époux.
    <o:p></o:p>

    485 - Préceptes pieux

    En tant que digne représentant de l'Église Apostolique Romaine et Catholique, et parce que Dieu qui est amour vous veut du bien, soyez-en persuadés, je me dois de vous éclairer, selon les desseins qu’Il a sur vous, sur le chemin de votre vie. Soyez d'abord convaincus, mes chers enfants, de la divine bonté du très Haut qui n'a d'autre souci que de répandre le bonheur en ce monde. Au nom de Lui, au nom de l'Église, et au nom de l'Amour Universel qui unit les hommes entre eux, obéissez aux saints préceptes dictés par le Ciel à tous ses dignes enfants. Recevez la main de Dieu comme l'enfant recevrait la main du prêtre qui le béni, accompagnée d'un livre de bonne conduite et de principes moraux. <o:p></o:p>

    Tout d'abord je vous le dis, vous devrez renoncer aux mollesses d'une existence par trop facile. Dès l'aube, été comme hiver, par temps de paix et par temps de guerre, vous irez prier le Saint du jour en la chapelle sise près du tombeau familial, et prierez encore et encore, jusqu'à ce que vous ne sentiez plus vos genoux sur le roc rugueux. Ô divines souffrances de la prière, sanglante ferveur qui fait oublier les soins de la chair, saintes rigueurs infligées aux corps dont l'esprit s'élance vers le Ciel ! Vous bénirez les douleurs de la prière, après quoi vous vous attèlerez sans plus tarder aux communes besognes du matin, le coeur plein d’une joie toute biblique. Pour maintenir en état de vie votre organisme, ce temple provisoire et impur de l’âme, vous prendrez vers le point du jour un humble repas, préalablement béni par vos soins.<o:p></o:p>

    Composition réglementaire du premier repas chrétien du jour :<o:p></o:p>

    - Pain béni.<o:p></o:p>

    - Eau chaste.<o:p></o:p>

    Les femmes grosses pourront prendre un supplément de pain béni, à condition qu'elles ne se soient point souillées la veille par de mauvaises pensées. Sans pour autant qu'il leur soit accordé un surplus d’eau. A moins qu’elles soient vraiment fort assoiffées et non guidées par des instincts de gourmandise ou par la recherche de quelque autre délectation impie. L’eau étant un breuvage sacré, on ne doit pas la gaspiller inconsidérément.<o:p></o:p>

    A l'heure du sonner de cloches, vers les 10 heures du matin, on s'abstiendra, durant une minute ou deux, de toute émission de parole. Et l'on priera de plus belle pour le Saint du jour. Cela constitue un excellent exercice spirituel qui tient en éveil le chrétien soucieux de vivre en harmonie selon les principes de l'Église. Rappelons que ces principes sont absolus, inaliénables : nul ne peut, sous peine d'excommunication, se rebeller contre l'autorité religieuse qui régit sa vie. Remettez votre vie entre les mains des représentants du Ciel, et vous serez comblés de pure joie.<o:p></o:p>

    A l'heure du repas du milieu de journée, vous vous réunirez en famille. Les enfants feront leur prière. Chaque fois que fourchera leur langue, soit par inattention, soit par vice (tous les enfants ont le vice dans le sang et il convient d'y remédier très tôt par l'application, journalière de châtiments corporels significatifs), les parents aimants, au nom de leur naturelle tendresse envers leur progéniture, prendront soin de régler ces écarts de la manière la plus sévère qui soit. Attention : lors du repas familial, qui se prend ordinairement dans un silence recueillit, les sourires ainsi que toutes les expressions simiesques émanées des enfants doivent être absolument proscrits ! C'est la règle, il faut s’appliquer à la faire respecter. Un repas chrétien se doit d’être pris dans la DIGNITE. Il ne faut surtout pas imiter les hérétiques qui, sous couvert d'humanité, laissent au moment du repas de milieu de journée leurs enfants (voués aux enfers, n'en doutons pas un seul instant...) s'émanciper de la manière la plus grotesque, la plus révoltante qui soit. Alors dans ces foyers dénaturés, ce ne sont que fusions de rires et yeux d'enfants remplis d'infernale allégresse, chahut et désordre à n'en plus finir ! On ne prendra pas pour modèle ces familles à la spiritualité pauvre.<o:p></o:p>

    La composition du repas de milieu de journée est laissée aux soins de la maîtresse de maison. L'Église, en effet, est très large d'esprit. Toutefois, il conviendra d'éviter de manger gras les vendredis.<o:p></o:p>

    Chacun à l'issue du repas et après la prière scellant la première partie du jour vaquera à son labeur. Les enfants, très tôt, auront pris goût à la besogne, grâce à l'éducation empreinte de sainteté prodiguée par les parents. Les basses besognes seront, quant à elles, faîtes dans la joie et la prière. Cela est excellent pour les cœurs par trop remplis d'orgueil. N'oublions jamais que le péché d'orgueil mène l'impie aux abîmes, et que les enfers sont alimentés par les âmes brûlantes d'orgueil ! Que l’effroi qu'inspire le péché d'orgueil ramène les égarés dans le droit chemin ! Dieu est amour, l’Église veille aux desseins du Ciel. Tremblez pécheurs ! Et soyez emplis de joie, vous les baptisés qui ne péchez point, qui suivez les préceptes de l'Église à la lettre, à chaque jour de votre vie, lesquels sont, croyez-le bien, dûment comptés ! Dieu vous veut du bien, remerciez-le. Faites pénitence pour vos péchés, et si par orgueil vous ne voyez pas de péché commis dans vos jours passés, demandez pardon au Ciel d'avoir oublié le jour où vous l'avez offensé.<o:p></o:p>

    A l'heure de l'Angélus, tous, femme, époux et fruits de leur chaste hyménée se prosterneront avec humilité contre le sol, fronts touchant la poussière (n’oubliez pas que vous êtes poussière…), lèvres se mêlant à la boue et mains dans la fange s'il le faut, pour rendre grâce à Dieu. Les enfants récalcitrants se verront infliger les châtiments prévus à cet effet. Les parents aimants n'hésiteront pas à donner en exemple leur piété aux enfants, par nature infirmes tant par l’esprit que par le coeur. Par l'effet de la badine, il faut inculquer aux enfants trop rieurs, trop insouciants ou bien trop enclins à la tendresse et à la douceur les rigueurs d'une tenue chrétienne, exempte de toute manifestation affective superflue. Ces rigueurs sont vites acquises quand on sait manier l'instrument de sévérité. Le salut des enfants n'est pas ailleurs que dans les austérités d'une éducation chrétienne, laquelle est pleine d'amour et de compassion pour l'homme. Pour ce qui est de la reproduction de l'espèce chrétienne, je n'ai rien à ajouter. Tout a été consigné dans la précédente encyclique. Méditez ces préceptes, suivez-les, et vivez heureux.<o:p></o:p>

    486 - Entretien avec le Christ

    Un jour on frappa à ma porte. Un homme empreint de majesté au regard solennel, au front plein d'autorité et à la tête couronnée de gloire se présenta à moi en ces termes :<o:p></o:p>

    - Tu ne m'attendais pas, et voilà que je viens.<o:p></o:p>

    Je ne fus pas plus étonné que ça par cette visite. Je fus même surpris de n'en être pas surpris. Les choses, pour étranges qu'elles fussent, ne m'en paraissaient pas moins naturelles.<o:p></o:p>

    - Puisque vous voilà, soyez le bienvenu. Je vous ai bien reconnu.<o:p></o:p>

     - Maintenant que je suis là et que tu m'as reconnu, tu n'ignores plus la raison de ma présence, Raphaël.<o:p></o:p>

    - Le Christ, je devine que vous n'êtes pas venu pour rien.<o:p></o:p>

    - Je suis venu pour te sauver, Raphaël. Non pas que tu sois vraiment en perdition aujourd'hui, mais un berger craint toujours pour son troupeau.<o:p></o:p>

    - Me sauver, oui... C'est là toute votre affaire. Du diable je suppose ?<o:p></o:p>

     - Non, de toi même, Raphaël.<o:p></o:p>

     - Suis-je à ce point faillible, pervers et méchant ?<o:p></o:p>

    - Tu es un homme.<o:p></o:p>

    - Et loin d'être un ange avec ça, je sais...<o:p></o:p>

    - Tu es une brebis, un pécheur, un mortel.<o:p></o:p>

    - Je ne m'en vante pas, le Christ. Et c'est pour me dire ça que vous êtes venu me voir ?<o:p></o:p>

    - Raphaël, cesse de railler ton prochain. Sois moins cynique avec tes semblables. Gagne le ciel à la force de ton coeur et non à la pointe de ta plume. Tes mots ne valent rien pour moi. Seuls comptent tes actes altruistes. C'était pour te dire ça que je suis venu te voir. Pour te libérer de ta prison d'égocentrisme. Le mal est certes véniel, mais tu risques tout de même de trébucher sur ce chemin tortueux. Prends garde Raphaël.<o:p></o:p>

    - Le Christ, que connaissez-vous à la littérature ? Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez les hommes s'amuser entre eux avec leurs vanités. C'est à peu près tout ce qu'ils ont sur cette terre pour mieux oublier l'échéance suprême qu'est la mort. Les vanités sont notre baume le plus certain, notre illusion la plus parfaite, notre meilleure consolation du moment.<o:p></o:p>

    - Raphaël, je suis venu à toi non comme un Dieu mais comme un homme. Puisque je ne peux frapper à la porte de ton coeur, je suis venu frapper à la porte de ton appartement. Tu vois, je suis descendu de ma croix pour venir te voir, d'égal à égal.<o:p></o:p>

    - Le Christ, vous avez bien fait en vérité.<o:p></o:p>

    - Ceux que tu railles si fort, que tu conspues si bien, que tu aimes si mal dans tes textes, sais-tu qui ils sont ?<o:p></o:p>

    - Non, mais vous allez me le dire, le Christ.<o:p></o:p>

    - C'est moi-même.<o:p></o:p>

    - Ho !<o:p></o:p>

    - Et ces criminels que tu honnis, ces menteurs que tu méprises, ces vils que tu hais et que tu dénonces avec toute ta bonne conscience dans tes autres textes, sais-tu qui ils sont ?<o:p></o:p>

    - Ils sont les diables de ce monde, le Christ ! Et j'ai bien raison de les maudire de la sorte !<o:p></o:p>

    - Non, Raphaël. Ces gens que tu voues à la géhenne, c'est toi-même. Ils représentent tout simplement ta part d'ombre inavouée.<o:p></o:p>

    - Si je m'attendais...<o:p></o:p>

    - Ta vanité est bien grande Raphaël...<o:p></o:p>

    - Le Christ, inutile d'aller plus loin j'ai compris. La leçon me va droit au coeur. Qu'allez-vous faire à présent ?<o:p></o:p>

    - Ma mission auprès de toi est terminée Raphaël. Je vais partir et te laisser méditer sur ma visite.<o:p></o:p>

    - Le Christ, par quel moyen allez-vous partir ?<o:p></o:p>

    - Comme je suis venu Raphaël.<o:p></o:p>

    - Vous voulez dire par la porte ?<o:p></o:p>

    - Oui Raphaël, par la porte.<o:p></o:p>

    Et mon hôte s'en fut aussi simplement qu'il était venu. Par la porte. Et je demeurais là, méditant sur la croix accrochée au mur austère de mon appartement.<o:p></o:p>

    487 - Entretien avec le Diable

    Un jour on cogna à la porte de mon appartement. J'ouvris promptement. Je regardai dans le couloir à droite, puis à gauche. Personne !<o:p></o:p>

    Bizarre...

    Je refermai la porte, perplexe. C'est alors que je le vis : il s'était introduit chez moi par un de ses tours de passe-passe dont il a le secret. Je le reconnus instantanément. Toujours aussi farceur, c'était le Diable en personne.
    <o:p></o:p>

    - Le Diable, quel bon vent vous amène ?<o:p></o:p>

    - Raphaël, je suis venu t'aider. D'abord tes ennemis, je vais te donner les moyens de les écrabouiller comme des cafards.<o:p></o:p>

    - Ca peut être intéressant, en effet.<o:p></o:p>

    - Raphaël, pactisons. Avec moi tu auras de l'or, des succès en tous genres, des femmes, toutes les femmes que tu voudras, même les plus laides.<o:p></o:p>

    - Le Diable, là vous me tentez.<o:p></o:p>

    - Je ne fais que mon métier... Raphaël, je ferai encore de toi le plus grand salopard du NET. Tu seras craint, haï, maudit. Réjouis-toi car tes ennemis seront innombrables, mais toujours écrasés par ta plume de fer et de feu. Tu auras avec toi la force des enfers.<o:p></o:p>

    - Diable !<o:p></o:p>

    - Comme tu dis. Alors qu'en penses-tu ?<o:p></o:p>

    - Mes ennemis, vous dites que je les écrabouillerai comme des punaises ?<o:p></o:p>

    - Comme des cafards.<o:p></o:p>

    - Assez ri maintenant. Je me passerais de tes services le Diable. Retourne donc à tes flammes car la pointe de ma plume vaut mieux que le feu de ta fourche.<o:p></o:p>

    Il ne se le fit pas dire deux fois. Je regardai finalement repartir le Diable, piteux avec ses illusions perdues, sans avoir le moins du monde pactisé avec lui. C'est qu'il est naïf, le Diable ! Et puis il a du temps à perdre.<o:p></o:p>

    J'aurais quand même votre peau, vous les petites charognes, vous mes très chers, vous mes très méchants ennemis ! Vous ne perdez rien pour attendre. Pas besoin de pactiser avec les enfers pour vous moucher comme il faut. Le feu de ma rage, le fiel de ma plume et les crachats de ma bouche suffiront bien, allez !<o:p></o:p>

    488 - L'abbé Bichart

    L'abbé Bichart était un saint homme. La quarantaine ascétique, les traits fins, sensible, cultivé, possédant d'authentiques qualité humaines et spirituelles, très pieux, il comblait bien au-delà de leurs attentes ses ouailles comme ses supérieurs.

    A cela près qu'il était affligé d'un défaut insolite arrivé quelques années après son ordination, une étrange tare de langage, une sorte de tic de la pensée, une bizarrerie de l'esprit : le pauvre homme ne pouvait s'empêcher de jurer comme un diable à la moindre occasion et où qu'il fût, et surtout "d'enjoliver" ses phrases anodines ou solennelles avec les propos les plus orduriers qui soient.
    <o:p></o:p>

    Ca n'était pas de simples jurons qui sortaient de sa bouche sensée n'émettre que les plus chastes onctions, non. On avait affaire là à des canailleries sans nom propres à faire rougir des régiments entiers de charretiers affectés aux écuries de l'infanterie ! Sans doute les effets insoupçonnés d'une chasteté mal contenue, le résultat fâcheux de plusieurs années d'abstinence que l'on devine odieuses, funestes pour le prêtre que sa fonction condamne traditionnellement à une solitude cruelle... Soulignons que l'abbé possédait une nature portée sur les plaisirs plutôt subtils, esthétiques de la sensualité. Aussi ces obscénités langagières contrastaient-elles abominablement avec l'aspect efféminé, fragile, fluet de son auteur, ainsi qu'avec ses manières délicates, distinguées, et même aristocratiques. L'abbé Bichart, en effet, était de haute extraction.<o:p></o:p>

    "Où qu'il fût et à la moindre occasion", répétons-le, l'abbé proférait d'incroyables crapuleries. Le pire endroit qu'on puisse songer en ce cas étant bien entendu l'église, de dimanche en dimanche celle-ci avait finit par se vider... Ne restait qu'un noyau de fidèles pour écouter les grossièretés du prêtre. Ceux et celles qui venaient et restaient jusqu'au bout étaient animés, on s'en doute, par une curiosité déplacée. Ou par quelque vice peu avouable. Quelques tendrons émotifs, mais aussi une ou deux vieilles filles "bien comme il faut" s'attardaient volontiers de temps à autre le dimanche à l'église pour entendre les sermons de l'abbé ponctués d'indicibles gravelures...<o:p></o:p>

    - "Mes chers frères et soeurs, remercions notre Seigneur tout puissant pour sa bonté infinie envers l'Humanité toute entière...", disait-il du haut de sa chaire sur un ton solennel empreint de piété, puis sans terminer sa phrase et prenant un ton plus crapuleux il ajoutait aussitôt, s'adressant aux vieilles filles agenouillées et aux demoiselles émotives qui frémissaient déjà : "... et accessoirement remercions-le de ne m'avoir pas doté de deux ou trois paires de couilles-à-vaches en supplément et de plusieurs braquemarts-à-empistonner afin que j'enfilasse par l'entonnoir à purin deux ou trois papes impuissants à la fois et une gueuse-à-couilles en sus ! Ha ! Nom d'un curé pédéraste de mes deux, que celle parmi vous qui veut que je lui envache le treux-à-enfiler monte sur ma chaire, et je l'encouillaserai publiquement jusque dans le fond de sa panse par là-où-que-passe-la-pisse-de-fumelle après l'avoir bourrenvachée truiesquement par le boyeux-de-son-cul ! Sacré nom de mes deux de cureton de nom d'un treux-du-cul d'une escalope de coche à couillasses de sacré nom des couilles du Diable ! Je m'enfilerais bien par le treux de derrière ou de devant quelque donzelle tombée en rut à la vue de mes grosses couilles de vache, et même un pasteur catholique vérolé ou pourquoi pas un pédé d'archevêque embordelisé jusqu'à la moelle ! Je vous montrerai ce que vaut la couille d'un cureton moi, sacré nom d'un boyeux-de-fumelle de vache à baise de mes deux ! Enfin, reprenant un ton plus digne, comme si de rien n'était son sermon se poursuivait de la manière la plus normale qui soit, jusqu'à la prochaine crise : "Mes bien chers frères et soeurs, Dieu tout puissant dans son infinie bonté disais-je donc..." Etc.

    Tels étaient les propos avec lesquels l'abbé Bichart pétrifiait son auditoire (tout ouïe, ne le cachons pas). L'effet évidemment était extraordinaire.
    <o:p></o:p>

    L'écho de ses écarts de langage involontaires parvint jusqu'au plus hautes sphères du clergé, à Rome. Il fut un temps placé d'office dans une station thermale, en repos forcé. Finalement il put reprendre bientôt ses fonctions avec la bénédiction de son évêque qui lui confia la charge ingrate de remettre dans le droit chemin toute une congrégation de bonnes soeurs dévoyées...<o:p></o:p>

    Après cela, allez percer les mystères de l'institution cléricale !<o:p></o:p>

    489 - L'abbé "Queue-de-Boeuf"

    Le père Anselme avait une réputation non usurpée de sacré foutu paillard : il donnait de la bénédiction à tout de rein à qui voulait, et même à qui ne demandait rien. Il faut dire que l'abbé possédait le plus gros manche à bénir de toute la paroisse. Aussi fourrait-il sans retenue ni distinction. Toutes y passaient : rombières décaties, marquises maniérées, donzelles puériles, bonnes soeurs effarouchées, Lilith en personne, et même disait-on la propre fille illégitime de son évêque !<o:p></o:p>

    Bref, l'abbé menait une existence à la fois voluptueuse et agitée entre les enfants de coeur encore nigauds et ses ouailles dûment confessées. Une rumeur courut cependant sur son compte : l'abbé possédait certes la plus grosse crosse de la paroisse, mais celle-ci ne répandait aucune humeur digne de ce nom. Aussi fut-il bientôt surnommé "L'abbé Queue-de-Boeuf" à cause de la similitude de sa trompette vaillante avec celle de l'animal infécond.<o:p></o:p>

    Certes elle se dressait bien comme un coq, ne rechignant jamais à la besogne, s'épaississait sans faillir comme celle d'un âne il est vrai, mais il fallait bien se rendre à l'évidence : jamais elle ne sonnait. De réputation de couillu, l'abbé passa à celle d'authentique eunuque. Cela ne l'empêchait pas de persister dans ses oeuvres charnelles, bien au contraire. Loin d'être desservi par une telle renommée, il pouvait en effet fourrer de plus belle de part et d'autre sans crainte de se déshonorer dans une paternité qui eût été non seulement inconvenable, mais encore absolument incompatible avec sa fonction. <o:p></o:p>

    A ses funérailles l'abbé "Queue-de-Boeuf" fut âprement regretté de toutes les catins de la paroisse mais aussi et surtout des plus pieuses de ses brebis qu'il avait régulièrement fourrées sans engrosser : toutes avaient pu goûter aux bienfaits du bâton défendu sans devoir en payer le prix amer. <o:p></o:p>

    L'abbé "Queue-de-Boeuf" en bon prêtre qu'il fut laissa derrière lui certes quelques larmes d'éplorées consciencieusement fourrées, mais dans leur matrice aucun fruit compromettant. <o:p></o:p>

    490 - Nouvelles de l'invisible

    Le temps d'une brève léthargie, l'inviolable voile d'éther s'est déchiré : j'ai pu passer la tête derrière le rideau. Juste la tête. <o:p></o:p>

    Et j'ai vu.<o:p></o:p>

    J'ai vu des nues dorées, des ciels enflammés, des verts pâturages et des oranges amères, des vents infinis et des sables sans fin, des étoiles éclatantes et des lunes sans âmes, des enfers et des paradis mêlés. Rien que des choses qui ne se voient pas en notre monde. <o:p></o:p>

    J'ai vu des hommes sans nom, des animaux que l'on désigne avec des majuscules, des papillons bleus, des vermisseaux tétant les astres, des loups sereins et des lucioles en pleine gloire. J'ai vu des rivières givrées, des miroirs sans fond, des puits qui ne tarissent pas, des chemins menant nulle part, des fenêtres qui donnent sur l'ailleurs, des portes ni ouvertes ni fermées. J'ai aperçu je crois quelque trou de l'Univers, effleuré la pointe de l'infini, touché le commencement du Tout avant de le perdre de vue.<o:p></o:p>

    Des chevaux translucides par milliers dévalaient une contrée incolore. La terre était blanche, le ciel était blanc, le lac était blanc. La couleur semblait péché. Ce monde était vrai comme le roc. D'autres horizons plus éclatants encore le contredisaient pourtant : des feux aux nuances inouïes brûlaient d'une gloire inextinguible. Étrange enfer de flammes douées de vie... Entités pures, choses passagères, illusions infernales, visions supérieures, sourires d'anges, farces de démons... Comment savoir ? Mais j'ai vu, j'en suis certain.<o:p></o:p>

    Des arbres sans sommet défiaient les cieux, des montagnes aux flancs vertigineux s'élançaient vers un soleil recouvrant l'horizon entier, des herbes folles montaient à perte de vue, et les têtes de ces géants se rejoignaient en une sphère céleste monstrueuse et inaccessible.<o:p></o:p>

    Des femmes, des femmes qui n'étaient plus des femmes mais des lignes suprêmes, des formes sans chair, dansaient sur des rythmes lents et assoupissants, presque ennuyeux, diffusant autour d'elles les ondes aiguës, vibrantes, voluptueuses d'une mort étrange et belle. Démons ou oiseaux du paradis, j'ignore qui étaient ces conceptions femelles... Mais je les trouvais plus belles que tous les levers de soleils de l'Univers.<o:p></o:p>

    Sur son trône j'ai vu l'auteur de ces merveilles éblouissantes et terribles. M'avançant vers lui, je m'apprêtais à lui adresser la parole quand... <o:p></o:p>

    Quand je suis revenu à moi.<o:p></o:p>

    491 - Delphine

    A seize ans, Delphine était une jolie demoiselle très blonde et très méchante. Ses yeux clairs, son teint incomparable, ses sourires ravissants faisaient des ravages, elle le savait. Quoi que fort sotte, Delphine n'en était pas moins très belle, disions-nous : une pimbêche en forme de bouquet de fleurs, une chipie que l'on complimente, un monstre à face d'ange.<o:p></o:p>

    Elle savait qu'elle était la plus belle, aussi fomentait-t-elle maintes bassesses envers tout ce qui avait moins de prix que sa face. Tous les laiderons de son âge (qu'elle côtoyait volontairement) étaient ses ennemis. Elle aimait s'afficher en compagnie des herbes folles afin de se donner encore plus d'éclat.<o:p></o:p>

    Son fiel était adorable : elle charmait même avec sa voix suraiguë, ses mots abjects, ses pensées laides.<o:p></o:p>

    Sa façon de parler de ses jeunes camarades dans leur dos était très révélatrice de son incroyable orgueil : jamais on ne l'entendait dire des choses aimables. Odieuse et insupportable, médisante et haineuse, elle excédait son entourage, enchantait les enfers. <o:p></o:p>

    J'aimais cette fille. Nous avions pourtant vingt ans de différence d'âge. Mal rasé, la mine patibulaire, l'oeil égrillard, j'allai lui demander sa main vipérine, son hymen corrompu, son coeur hypocrite. Elle, plus haïssable que jamais, infâme à souhait, délicieusement perfide ne refusa point l'offre.<o:p></o:p>

    Une bonne occasion, pensa-t-elle, pour faire enrager ses ennemis... Autant dire la Terre entière.<o:p></o:p>

    Avec les années le bel oiseau agité ne se calma pas du tout, bien au contraire. Vingt ans de différence qui la réjouissaient... Pour elle, un crachat jeté à la face du monde. Elle jubilait. Mariée de gré à seize ans à un vieux dandy douteux par goût du tapage ! Les années la rendaient de plus en plus belle, de plus en plus mauvaise, de plus en plus sotte. Pour cette écervelée au coeur d'orties, l'essentiel était là : médire, haïr, embellir.<o:p></o:p>

    Elle me donna deux méchants enfants, Vladimir et Henriette.<o:p></o:p>

    492 - L'incroyable Gertrude

    Gertrude est une "femme à couilles". Cent-vingt kilos, des biceps d'acier, une pogne d'enfer. Et avec ça elle crache plus loin que le Diable, émet des ronflements d'ogre, crie aussi fort que son âne, jure comme un bougre.<o:p></o:p>

    Fermière "à l'ancienne", le sillon est son élément et elle défend ses droits à coups de poing. Gertrude, une femme de caractère diront certains... Une femme, une vraie. La terre est son enfant -celui qu'elle n'a jamais eu, le seul qu'elle aura autant aimé-, le facteur une poule mouillée qui roule en "autojône" et le bon Dieu une espèce de mauviette qui se cache derrière les nuages. Bref, voici une femme de marbre au destin taillé à sa mesure. La terreur locale.<o:p></o:p>

    Qui pénètre sur le territoire de la Gertrude s'expose aux fureurs d'une hôtesse prompte à la riposte. Fureur dans tous les sens du terme car Gertrude est aussi une femme qui à sa manière "aime" les hommes. Redoutables sont ses transports utérins et malheur à celui qui tombe dans ses filets ! Mais laissons-là les amusements. Côté politique, recettes de cuisine et autres subtilités de la langue ou de la pensée, ses arguments sont en général assez convaincants : quand Gertrude se met à causer, elle commence d'abord par remonter ses manches. Même les gendarmes n'osent pas enfreindre la loi de fer qui règne dans la ferme du tyran. Les plaintes portées contre elle n'ont jamais eu de suite. Franchir la barrière séparant le monde civilisé de l'exploitation agricole, c'est faire acte d'héroïsme. Ou d'inconscience : Gertrude manie avec autant d'aisance la fourche que le fusil. Celui qui lui rend visite le fait toujours à ses risques et périls.<o:p></o:p>

    Égorgeuse de porcs, rompant leur cou à mains nue, un couteau entre les dents, une flamme sauvage dans l'oeil, voilà la Gertrude. Arracheuse de souches, bûcheronne à la hache, buveuse de gnôle forte distillée par ses soins, telle est cette femme née sous le passage de Dieu sait quel météore...<o:p></o:p>

    Un jour la Terre trembla : le malingre Jean Duval, comptable de moins de cinquante kilos et de plus de quarante-huit ans -une petite nature-, alla demander la main au monstre. Parfois la folie s'empare subitement de certains êtres... Tous s'attendirent à ne pas voir le prétendant sortir indemne de la ferme.<o:p></o:p>

    L'impensable eut lieu. <o:p></o:p>

    Les chaumières firent leurs veillées autour de cette histoire d'amour contre-nature entre le moucheron et la tarentule. Le maire trembla le jour de l'union officielle, non d'émotion mais de crainte : l'épousée le toisait, le dépassant d'une tête. Le curé encore sous le choc d'une expédition à la ferme vingt ans auparavant pour une belle mais illusoire tentative de "conversion à la douceur christique" de son hôte, expédia la cérémonie sans demander son reste. La maréchaussée quant à elle se tint à carreau, préférant feindre une pacifique indifférence en ce jour sensible.

    Les noces ne se prolongèrent guère à la mairie, au grand soulagement de tous. Le couple vit heureux depuis dix ans dans les hauteurs du hameau. La Gertrude manie toujours aussi habilement la bêche et le canon à gros gibier. Quant à l'heureux époux, c'est un permanent miraculé.
    <o:p></o:p>

    493 - La sorcière

    J'allai visiter la sorcière. Avec sa coiffure à l'iroquoise couleur d'herbe, son blouson clouté démodé depuis vingt ans, son visage comme une terre desséchée, son tatouage frontal "no futur", son piercing à la lèvre inférieure, ses anneaux de pacotille aux oreilles, elle était ridicule et encore plus laide que si elle était simplement sénile. Bref, des allures d'actrice avariée version cheveux verts et artifices "rebelles". Sale, édentée, haineuse, elle me reçut avec aigreur. De sa voix rocailleuse :<o:p></o:p>

    - Que me vaut le déshonneur ?<o:p></o:p>

    En signe de salutation informelle, je crachai à ses pieds, ce qui parut plus la flatter que l'offenser... Puis prenant le ton le plus sincère :<o:p></o:p>

    - La sorcière, tu me fais rêver au fond de ton taudis. Je t'imagine penchée au-dessus de tes décoctions maléfiques... Ton charme agit, diablesse ! Ta silhouette affreuse sous la Lune me plaît. Me diras-tu les secrets de tes chaudrons ? Que fomentes-tu donc dans ton trou à rat ? Tu es pittoresque la vieille, et j'aime tes haillons pleins d'éclat.<o:p></o:p>

    - Passe ton chemin l'étranger. Moi Germaine Lafleur, sorcière des mythes et des cafardises, je te crache à la chandelle ! Cours donc tes pas au lieu de m'emmermifier avec tes chaptalettes emmiloflées !<o:p></o:p>

    - La sorcière, tu me montres tes chaudrons et je te chante les malheurs de la Terre, de quoi faire refleurir les chardons de ton coeur.<o:p></o:p>

    - Chante-moi les sels enivrants et les sèves amères de l'enfer que je les distille dans mes alambics enchantés, et ma masure est à toi mon   Seigneur !<o:p></o:p>

    Ainsi en un instant je devins l'ami de la sorcière. Je l'avais séduite en lui révélant (et en les exagérant) les ragots les plus douteux qui circulaient non seulement à son sujet mais encore sur ses voisins qu'elle haïssait à mort. Elle me révéla les étrangetés mijotant au fond de ses chaudrons. Rien que des trésors banals : des crapauds éventrés, des vers de terre amollis, des escargots communs, quelques épluchures de bananes... Elle avait même ajouté un produit chimique inoffensif (issu d'une panoplie bon marché achetée chez un marchand de jouets) pour faire fumer le tout de manière artificielle... Un serpent venimeux en plastique surnageait d'ailleurs dans cette soupe tiédasse, et le comble c'est que je dus faire mine de le prendre pour un vrai pour ne pas la vexer ! Je fus déçu, moi qui m'attendais à des monstruosités plus visqueuses, plus malodorantes... <o:p></o:p>

    Je quittai la sorcière, mes rêves brisés.<o:p></o:p>

    494 - Une piété de plâtre

    Martine est une belle jeune fille intelligente et lucide, passablement pieuse. Épanouie, équilibrée, franche, rien en elle ne peut laisser supposer quelque singerie comportementale, hypocrisie sociale ou frasque sexuelle cachée. Pourtant à la messe le dimanche elle adopte une attitude de circonstance parfaitement caricaturale. Les yeux fixant sottement le vide, l'air mièvre, la voix pleine d'onction, elle fait l'ouaille primaire. A la grande satisfaction du prêtre qui se voit conforté dans son rôle de berger.<o:p></o:p>

    Devant l'officiant Martine bêle avec conviction, affiche son sourire le plus puéril, s'efface de toute sa piété, s'extasie lourdement devant les images saintes les plus niaises... Bref elle fait la Vierge d'Épinal.<o:p></o:p>

    Elle considère la pratique religieuse avec le sérieux de ces petites dévotes de province torturées par les dogmes, obsédées par la doctrine, sclérosées par les formules latines. Fidèle aux règles les plus ridicules inspirées par son missel, Martine perd tout sens critique dès qu'elle passe le porche de l'église. Au point qu'elle se fond avec les esprits étriqués qui prient en sa compagnie une heure par semaine, allant jusqu'à suivre sans complexe leurs moeurs vestimentaires : fichu sur la tête et chapelet à la main, la jeune fille devient une petite vieille agenouillée, rabougrie, insignifiante.<o:p></o:p>

    Est-elle sincère ? <o:p></o:p>

    La vérité est qu'en dehors de la messe Martine a un comportement mensonger, sa vraie nature de bigote profonde s'exprimant dans toute son ineptie une fois qu'elle se retrouve agenouillée devant le prêtre. Toute la semaine elle ment, singeant la jeune fille qu'elle n'est pas. Et ne vit que pour ce moment intense et bête où enfin elle peut laisser se manifester la petitesse de son âme immature.<o:p></o:p>

    495 - Le castrat

    Avec sa voix d'ange, il troublait hommes et femmes. Créature énigmatique au charme androgyne, le castrat était entouré de prétendantes toutes plus belles les unes que les autres. Une seule cependant avait retenu son attention, pour qui il éprouvait les mêmes feux. Amputé de sa partie profonde, il n'en aimait que plus passionnément cette femme : l'organe vital qu'il sentait battre dans sa poitrine était entier, lui. N'était-ce pas l'essentiel ?<o:p></o:p>

    Cet amour exempt de corruptions charnelles l'enivrait et le chagrinait tout à la fois. L'amante quant à elle était éprise de chasteté, de beauté, d'idéal, éprise de cet eunuque à la voix d'oiseau qui incarnait ses plus chères aspirations amoureuses... Leur hyménée asexué était beau et tragique, pitoyable et sublime. Le sopraniste avait remplacé son mâle argument par un céleste substitut, consolateur et exquisément éthéréen. Sa voix de flûte valait la plus flatteuse des virilités, au moins auprès de la gent raffinée.<o:p></o:p>

    Émotions supérieures, pureté du coeur, élévation des sentiments liaient les amants dans leur ascension amoureuse. Leur union chaste était une oeuvre d'art dédiée à la Musique, à la Beauté, à la Poésie. Envié, admiré, jalousé de tous, le couple passait des nuits exaltées et brillantes où l'Art présidait à leurs émois esthètes et vertueux.<o:p></o:p>

    L'amant à la voix séraphique souffrait toutefois de ne posséder que son attribut vocal pour toute séduction. Ornement suprême à la portée des initiés et des intrigantes parmi les plus belles, lui conférant gloire et prestige certes, mais signature irréparable de sa mâle déchéance. Le sacrifice était beau... Et cruel. N'était-ce pas ce qui en faisait le prix ?<o:p></o:p>

    Hôte des princes, statue vivante affranchie des pesanteurs de ce monde, le demi-homme était traité comme un demi-dieu. Las ! Le baume de la renommée ne parvenait pas à l'apaiser. <o:p></o:p>

    Conscient de ses hauteurs comme de ses limites, l'asexué aspirait à des ivresses qui eussent pu contenter les féminines ardeurs, des plus nobles aux plus triviales, des plus légères aux plus profondes. Il se languissait de ne pouvoir se ranger sous les lois naturelles de l'amour. Alors que tous louaient sa particularité vocale et que, porté par la grâce, il échappait au commun, sa condition quasi angélique lui était devenue odieuse. A l'abri des misères de la chair, il n'en était pas moins privé de ses éclats. <o:p></o:p>

    S'épanchant vers l'élue, celle-ci ne pouvait que recueillir ses larmes d'orphelin, émue par ce jeune chêne à qui l'on avait ôté la sève. Privé de sa virilité, l'éploré était bouleversant dans les bras de la belle : doucement, tout doucement il sanglotait, sanglotait avec sa voix d'enfant dans le giron de l'aimée...<o:p></o:p>

    Et c'est là, inconsolable et pathétique, que le chant du roseau devenait le plus beau.<o:p></o:p>

    496 - Un amour de femme

    Marquis,

    Cette lettre ne vous émouvra nullement, je m'en doute bien. Aurais-je un jour pu concevoir ce qui m'arrive ? La folie Marquis, la folie. Quand je vous ai vu pour la première fois, j'ai tressailli d'horreur. Chauve, comment auriez-vous pu avoir les cheveux au vent ? Bossu, vous ne regardiez que vos pieds. Bancal, il ne vous restait plus qu'à cancaner pour mieux ressembler au volatile palmé. Ce que vous ne vous êtes pas privé de faire en ma présence. Grotesque, pitoyable, mal vêtu, laid, grossier, mal éduqué, goujat, vous me plûtes dans votre abjection.
    <o:p></o:p>

    Vous pousserez des éclats de rire aigus en lisant cette lettre, j'en suis persuadée. Faites donc Marquis, vous n'en serez que plus exquis. Raillez, crachez, médisez, votre séduction est là. Odieux, insupportable, repoussant, vous me plaisez. Faites seulement le gentil, le beau, l'humble, et votre charme se brisera aussitôt. Ce qui fait votre prix, c'est votre bosse, votre bassesse, votre rire cruel.<o:p></o:p>

    Moi je vous trouve beau cher Marquis, parce que pittoresque, méchant, fat, égoïste. Vous ne cherchez pas à plaire, voilà qui est aimable. Vous vous moquez de moi, c'est désarmant. Vous êtes comme la peste : le monde vous fuit. Charmante misanthropie !<o:p></o:p>

    Marquis, je vous offre mon hymen, il est à vous car pour vous je brûle. Je sais que vous le refuserez et que cela me fera pleurer. Mais vous, ça vous fera rire et médire. Et votre rire injuste, vos mots coupants seront ma consolation... Je vous aime Marquis, pour une fois n'aurez-vous pas pitié de l'Humanité ? Je suis une belle femme, jeune, convoitée, vierge encore, fortunée, caressante... Refuser ma virginité vous procurera plus de satisfaction que l'accepter, hélas ! Comme je sais tout cela ! Cette lettre est vaine, vous me la jetterez au visage en poussant votre rire impitoyable. Votre rire, ho ! Combien je l'aime et je le hais tout à la fois ! Marquis, mon amour pour vous est voué à l'échec, au mépris. <o:p></o:p>

    Les choses sont bien faites : plus vous bafouerez cet amour étrange et dolent que je vous porte, plus je vous aimerai Marquis. Riez maintenant que vous avez lu ma lettre, riez à gorge déployée cher Marquis. Je vous aime dans votre rire cynique et éclatant, dans votre bosse et votre laideur, dans votre définitive ignominie qui, ne craignant pas de se mesurer à tout, si fière d'elle-même monte jusqu'aux étoiles pour leur ravir leur éclat inutile.<o:p></o:p>

    497 - L'intrus

    Chaque soir un homme étrange s'invite chez moi. Vers minuit je l'entends monter l'escalier du couloir. Il frappe toujours trois coups secs à la porte. Je lui ouvre et tout simplement il vient s'asseoir à ma table, sans un mot. Il attend. Et ne repart qu'une fois avalé son bol de soupe, sans un remerciement. Le seul moyen efficace que j'ai trouvé pour qu'il ne s'attarde pas trop sous mon toit, c'est de lui servir son dû. Vers vint-trois heures je lui prépare donc sa soupe, tous les jours. Et j'attends.<o:p></o:p>

    Qui est cet étranger aux allures énigmatiques que je ne connais pas et qui tous les soirs vient réclamer sa soupe en silence ? Me connaît-il ? Est-ce un méchant revenant ? Un ange déguisé en mendiant désireux d'éprouver les vivants ? Le Diable ? Ou plus banalement un pauvre hère qui aurait trouvé la bonne combine pour se remplir le ventre à moindre frais ? Depuis un an que dure ce manège, je n'ai aucune explication.<o:p></o:p>

    Au début j'ai bien tenté de l'interroger sur ses origines, son nom, ses desseins... Mais il parle très peu. Il m'a seulement répondu qu'il était un homme, qu'il était là et qu'il désirait un bol de soupe. Et c'est tout. De temps à autre il émet des réflexions mystérieuses qui me laissent dans une grande perplexité. Par exemple un soir, entre deux gorgées de soupe, je l'entendis murmurer :<o:p></o:p>

    - "Ce soir est pleine la coupe. Cette soupe, c'est mon sang."<o:p></o:p>

    Ces allusions christiques me firent penser un moment que j'avais affaire au Crucifié. Mais aussitôt après il ajouta :<o:p></o:p>

    - "Le roi a perdu son bouffon, je trempe ma girbette dans l'eau de mon bol."<o:p></o:p>

    Il fallait chercher ailleurs une explication à sa présence. Après de telles paroles l'identité de mon hôte n'était pas simple à établir... Grave et saugrenu, burlesque et impénétrable, absurde et mystique, tel apparaissait le mangeur de soupe. Contrastes déroutants qui ne me permirent jamais de connaître la vérité.<o:p></o:p>

    Ce soir mon invité sera là. Il frappera à ma porte, entrera, s'assoira devant son bol chaud. Il repartira aussitôt dans la nuit sans prononcer un mot, ou alors quelques paroles sibyllines, profondes et cocasses. Puis j'irai me coucher, ne me fatiguant plus à chercher une explication à cette énigme qui, me semble-t-il, durera jusqu'au jour de ma mort.<o:p></o:p>

    498 - Une folie d'amour

    La pucelle est laide de visage. Le soldat ne semble pas très regardant sur l'éclat de ses conquêtes : sous le soleil de juin toutes les filles ont de la poitrine et les robes légères sont des invites pour tout ce qui porte moustaches et baïonnette. Les fruits ont mûri à temps, le loup rôde, la laide Suzon est loin d'être gourde. Eugène, après l'horreur des tranchées a l'oeil indulgent pour tout ce qui ressemble à une femme. En permission depuis peu, se perdre dans la volupté, chercher la douceur féminine lui est un devoir, un acte de rébellion contre les obus, la terreur, la mitraille, là-bas... <o:p></o:p>

    Bientôt l'humble Suzon tombe dans les bras du poilu. Demain il sera peut-être mort. Après la boucherie des combats, le feu de la chair. L'étreinte est bestiale, profonde, belle et désespérée. Les amants se roulent dans la paille, ivres de vin blanc et d'amour. Les coeurs se révèlent, les corps exultent, les têtes tournent, on se fait des serments fous...<o:p></o:p>

    Les bruits de la guerre sont loin.<o:p></o:p>

    Le corps apaisé, Suzon se sent belle. Son soldat est son "premier". Eugène lisse ses moustaches en caressant le menton de la coquine, l'humeur mélancolique, le geste attentionné, l'air tendre et gaillard. Mais l'amour, le vrai, l'inattendu, le fou, l'aveugle, le déconcertant, a surpris la Suzon. Elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé. Demain déjà, il lui faudra retourner au combat. Que faire ?<o:p></o:p>

    Il n'y a rien à faire. Les tranchées ont déjà broyé l'âme d'Eugène. Sous ses jolies moustaches, c'est une épave. Demain il exposera son corps au fer et au feu "pour la France". Demain il sera mort, c'est décidé ! Cette étreinte était son dernier hommage rendu à la vie, sa dernière volonté avant d'en finir. Demain il se laissera ensevelir par la boue de Verdun en hurlant son désespoir. Eugène n'aime pas la guerre, n'aime pas le drapeau, n'aime pas cet enfer patriotique qui l'a déjà tué en dedans. <o:p></o:p>

    Ils se sont quittés sur un dernier baiser, elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé...<o:p></o:p>

    Quatre-vingts années se sont écoulées depuis. A presque cent ans la Suzon est encore plus laide qu'à vingt ans : grabataire, ridée, effrayante, complètement démente. Elle ne s'est jamais mariée. Dans l'hospice qu'elle hante depuis si longtemps, plus personne ne l'entend quand de sa bouche édentée elle murmure entre des sanglots de moribonde, le regard affligé, la main tremblante, la voix inaudible :<o:p></o:p>

    - "Eugène, il s'appelait Eugène et j'l'aimais c't'homme-là... L'tranchée l'a pris mon Eugêne... Il m'a aimée avant d'partir et moi j'l'aimais aussi, d'tout mon coeur... D'tout mon coeur mon Eugène..."<o:p></o:p>

    499 - Le silence est d'or

    Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait toujours aussi timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui adressait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Vingt ans que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel. <o:p></o:p>

    Il n'avait d'yeux que pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de son premier jour passé à la ferme. Pure courtoisie de la part de la fille de son employeur ou véritable aveu d'amour, comment savoir ? Il y avait vingt ans déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de son coeur de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.<o:p></o:p>

    En vingt ans la belle était devenue un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger au coeur pur qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner la ferme de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle semblait se résumer à cette ferme.<o:p></o:p>

    Alphonse continuait ses tendres allusions à l'adresse de l'aimée qui en vingt ans n'y avait vu que du feu. Vingt ans à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Vingt ans d'un espoir fou accroché à la charrue, d'un fardeau d'amour traîné patiemment à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette ferme uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait souri le premier jour, alors qu'il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.<o:p></o:p>

    Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans un moment d'intimité impromptue (événement rarissime en trente ans de "vie commune" à la ferme), alors qu'ils étaient seuls aux champs, le coeur serré, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte, Alphonse finit par lui avouer :<o:p></o:p>

    - "La Berthe, si je suis resté à la ferme depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par amour pour toi. J'ai jamais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri le premier jour, tu te rappelles ? Tu m'avais souris ce jour-là et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je suis resté, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais souri ce jour-là ? Tu m'aimais donc la Berthe ? "<o:p></o:p>

    - "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai aimé dès le premier jour c'est vrai. Mais comme tu n'as jamais semblé faire attention à moi j'ai pris pour de l'indifférence ta froideur. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans jamais rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu semblais faire encore moins attention à moi. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une coche. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant tu dis que tu m'aimais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça les premiers jours Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie ! "<o:p></o:p>

    - " La Berthe, je vais te dire... Maintenant que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu es très vite devenue grosse et grasse comme une coche tout de suite après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton sourire du premier jour, tu comprends ? Pendant trente ans je vivais avec ton sourire d'avant. Mais maintenant que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir d'aujourd'hui.. Je ne t'aime plus du tout."<o:p></o:p>

    500 - Le chapeau de l'abbé

    L'abbé portait un grand chapeau, ce qui ne l'empêchait pas d'être un sacré paillard. Cela dit, il n'était guère buveur. Ni prêteur. Aussi tenait-il toujours solidement amarré à son front le précieux couvre-chef. Un jour il croisa dans la rue une créature toute de dentelles vêtue et de chair exposée, laquelle créature faisait également partie de ses ouailles. Afin de faire honneur à la femelle flatteusement parée, l'abbé crut bon d'ôter son chapeau. Il salua la passante d'un geste galant, élevant le plus haut possible son chapeau. Le vent l'emporta. L'homme d'Église exigea de la belle qu'elle rattrapât prestement l'objet fuyant.<o:p></o:p>

    La mondaine s'exécuta, cependant Éole fut le plus prompt, et après avoir fait faire quelques tours à sa poursuivante, finit par ravir définitivement son bien à son propriétaire. L'ecclésiastique fit porter la faute à la pécheresse la perte irréparable de son chapeau. En dédommagement il réclama de la coupable l'exclusivité de son hymen durant un mois, sous peine de répandre maintes calomnies sur ses moeurs. La malheureuse dut céder au chantage.<o:p></o:p>

    Comme l'abbé ne buvait pas, il exigea en outre de la fautive qu'elle lui cédât ses cigares, car la frêle victime en effet fumait d'énormes havanes ! Une insolence de plus que devait châtier scrupuleusement le prêtre-justicier. Ainsi l'abbé ne portait certes plus de chapeau sur la tête mais sortait avec un cigare aux lèvres, une dame du monde au bras. Le manège dura un mois, comme prévu. Une fois que la scélérate se fut affranchie de sa dette, l'abbé se fit offrir par elle un nouveau chapeau.

    Il pouvait sortir seul à nouveau dans la rue avec sa chère acquisition, fier comme un coq de clocher. Chapeau qu'il n'avait pas volé après un mois d'abstinence chapelière, foi d'abbé !
    <o:p></o:p>

     


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